samedi 2 décembre 2017

Légume


Quand suis-je devenue un artichaut ? Quand on m'a plaquée à terre ? Y aurais-je reconnu le sol qui m'a vue naître sous la forme d'un légume au cœur trop tendre ? Suis-je devenue un artichaut en y restant pendant de longs mois, le nez dans la poussière, à éternuer comme une allergique sur mes amours déçues ? Il me semble qu'avant de tomber, mon cœur avait la densité requise pour résister au froid, à l'ambigu et à l'impossible. Mais peut-être que j'ai mal interprété mon sujet. La production chimique -idéale- d'un sentiment partagé pendant des années paraissait pourtant avoir fortifié les remparts de mon organe, que je croyais solide. Aujourd'hui je ne comprends rien à cet amalgame mou et arythmique. Il ne répond plus de manière adéquate aux stimuli extérieurs, il coule comme une vieille pile oubliée dans un walkman, il pue comme un homme trop parfumé.
Quand exactement suis-je devenue un artichaut ? Etais-je déjà un artichaut petite quand j'ai essayé de prendre la main de mon père et qu'il l'a retirée, ou quand j'ai voulu m'asseoir sur ses genoux et qu'il m'a repoussée comme on lâche une tasse bouillante ? Peut-être. Un artichaut en voie de congélation, éventuellement. Un refroidissement rapide et protecteur qui aurait malgré tout gardé les saveurs et les vitamines du légume aujourd'hui brutalement dé-cryogénisé. Au sol pendant ces dernières années, je n'ai rien remarqué de différent, mais il est vrai que face contre terre on ne remarque pas grand-chose. La vision est forcément réduite. On voit le bout de son nez, quand on bat des paupières on aperçoit ses cils devant la rétine, et on sent le froid entrer dans la peau par la joue qui est plaquée sur le ciment. Le ciment, je dis ça comme ça, il peut s'agir d'une boue glacée de fin décembre, ou d'un parterre de graviers. Je n'ai consigné aucune observation, donc.
C'est en me retournant, en me mettant sur le dos pour regarder le ciel gris au-dessus de moi que j'aurais pu entrevoir une différence. Mais non. Trop longtemps compressé entre le poids de mon corps et la surface de la Terre, ce que je prenais encore pour un petit coffre robuste, du style Empire, était tout congestionné par les mois passés écrasé. J'ai contemplé longtemps l'atmosphère changeante, les saisons froides faisant place aux saisons chaudes, sans bouger de mon endroit creusé par le temps. Sans dire que j'y étais bien, car on a tout de même quelques soucis stratégiques lorsqu'on doit s'acquitter de ses tâches quotidiennes en étant aussi vertical qu'une limace, l'endroit et la position m'étaient somme toute devenus familiers. Et le familier, c'est important. C'est même primordial, y compris pour des coffres Empire comme moi. Enfin c'est ce que j'aimais me répéter, alors que sans le savoir, j'étais déjà devenue un artichaut. Bref, je n'y étais pas mal, dans ma position de cétacé échoué, à sentir le soleil faire s'évaporer chaque goutte de sang à la surface de ma peau abîmée.
Il est vrai que vers le mois d'août, j'ai senti comme une fonte des glaciers dans mon thorax. Un début d'écoulement, provoqué par erreur à la suite d'un frottement contre un corps inconnu et chaud. Je me rappelle avoir fait mine de relever la tête, rien que la tête il ne faut pas exagérer, et être retombée à l'horizontal face à l'adversité. La transformation en légume avait déjà dû avoir lieu. Je me souviens de ceux qui sont morts, dans des temps plus anciens. A ce moment-là mon cœur devait plutôt être de la famille des courges. Mais de celles qu'on ne mange pas parce qu'elles sont trop dures et ont des formes trop bizarres. J'en ai vu des comme ça décorer des vaisseliers dans des salons, et même des pianos. Elles sont dures, mais ça reste un légume, l'intérieur vaut forcément qu'on se demande si on ne pourrait pas en tirer une soupe, avec quelques patates et un bouillon de poule. Mais la mort a surtout touché mon cerveau, qui, s'il était un véhicule de plus ou moins bonne facture auparavant, s'est trouvé changé en une voiture que l'on doit régulièrement faire réparer chez le garagiste. De cet état de faits, je me suis accommodée.
La fonte des glaces ne m'a pas alarmée plus que ça. Je me disais, tant que je n'ai pas de bonne raison de me relever, il n'est pas nécessaire de fournir un trop gros effort. Je commençais à m'ennuyer, l'action me manquait et j'ai pris ça pour une force. Mais en vérité, quand on reste à terre alors qu'on a les muscles pour se mettre debout, c'est qu'il y a un problème. Et aujourd'hui je sais que le problème vient de l'artichaut que j'ai dans la poitrine. Toutes les connexions sont à refaire avec les centres nerveux, l'intelligence, les réflexes musculaires. Plus aucun de ces domaines ne bénéficie d'un système de protection digne de ce nom, et la fragilité du Bernard L’Hermite en train de changer de coquille n'a plus de secret pour moi.
Suis-je devenue un artichaut quand j'ai dit à quelqu'un qui passait « Arrête de faire l'innocent », alors que l'innocente, c'était moi ? Moi qui ne me doutais de rien ? Je me suis rendue compte que quelque chose clochait quand mon appétit a diminué, parce que s'il y a une chose sur laquelle je peux toujours compter, c'est mon appétit. Puis c'est mon sommeil qui a changé de couleur. Avant il était uni et bleu, maintenant c'est un tissu à motif écossais. C'est beau comme motif, mais il faut reconnaître que ce n'est pas le plus reposant. Il y a tellement de sortes différentes, ce n'est pas comme le pied de poule. Le pied de poule c'est toujours bicolore avec cette trace bizarre qui -pardonnez-moi mais si j'avais une poule avec ces empreintes-là, je ne serais pas sûre de vouloir la garder. Enfin, il m'est devenu difficile de travailler. Et là, quand ça commence à toucher au gagne-pain, il faut se rendre à l'évidence. Je me suis contorsionnée pour jeter un coup d’œil à mes entrailles, j'ai remonté la voie des organes vitaux jusqu'au cœur et c'est alors que j'ai découvert ce petit légume moche juste derrière mon sternum. Mon nouveau palpitant.
J'avais de si grands projets pour lui. Je me voyais bien devenir une falaise donnant sur l'Atlantique. Mais avec une constitution fragile on ne peut pas supporter les bourrasques et on peut dire au revoir à la réserve magnanime des grands paysages. Je rêvais d'indépendance et me voilà avec ces feuilles violettes qui s'offrent au premier qui manifeste un début d'intérêt. Sans y regarder de plus près. Pire, l'artichaut arrive à me convaincre que j'ai envie de me relever, après tout ce temps. Et avec ses airs de pas grand-chose, en plus, il me mène complètement à la baguette.
C'est pour cette raison que je cherche à remonter le temps, à savoir depuis quand il a pris sa place. Pour le détruire.