jeudi 21 septembre 2017

Exercice #1



1 fiction, en 1 heure, sur 1 page

 QUINTAL

-J'étais à bout de nerfs, épuisé. Je courais depuis une heure et demie. Des yeux partout, je devais penser aux autres, et à moi, et à ceux qu'on avait en face de nous. On nous a appris à être stratégiques, à savoir quand lancer une offensive, quand gagner du temps, quand se défendre, mais dans l'action, je ne pense jamais à ces conneries. Ma mère, elle n'avait pas fait d'études très poussées, par exemple, mais elle ne faisait jamais de fautes d'orthographe. C'est un truc qu'elle avait dans le sang, l'orthographe, ça rendait mon père fou de jalousie, je l'ai compris plus tard, en même temps que d'autres trucs. Eh ben moi c’est pareil avec la stratégie. Y a pas besoin de me l'apprendre et de m’échafauder des scénarios à l'avance : une fois sur place, je sais quoi faire, et comment le faire bien, pour que ça marche, pour que les autres deviennent dingues. Parce que la stratégie c'est un peu emmerder le monde, non ? Gagner, en emmerdant le monde, en faisant comprendre aux perdants qu'on avait tout compris depuis le début.
-Qu'avez-vous ressenti quand vous avez marqué ce but ?
-J'étais plus moi-même. J'étais pas quelqu'un d'autre non plus, c'est seulement que j'étais plus rien et j'étais tout. Pendant les secondes avant que le ballon aille rouler dans le filet, quand j'ai su qu'il allait y arriver, et les secondes d'après, j'étais liquide, j'étais gazeux, j'étais la foule et mes crampons, tout en même temps. J'ai pensé à ma mère et j'ai senti mon oreille contre son épaule quand elle me serrait dans ses bras, petit. J'ai aussi vu passer des images de plage et les murs de mon salon en pleine nuit, quand je ne dors pas. J'ai vu passer des seins, je vais pas vous mentir, et aussi mon instit' de CM2, monsieur Bouchez, qui me disait d'ouvrir la bouche pour donner les bonnes réponses à ses questions au lieu de parler avec mes voisins de table. C'était pas un gars sympa, monsieur Bouchez, bizarre que j'ai pensé à lui au moment où je courais vers le corner. J'entendais plus rien, ça faisait un gros boum dans ma tête, et je savais que c'était urgent, que ça ne durerait pas, parce que ça m'est déjà arrivé, de marquer des buts. Mais un but décisif comme ça, en prolongation, c'est l'orgasme assuré, je peux vous le dire, c'est mieux que tout ce qu'on peut avaler comme drogue, c'est plus fort que baiser avec une meuf qu'on aime, parce que ça dure dix fois moins longtemps, donc l'euphorie est plus dense, elle pourrait vous faire exploser le cerveau. C'est même pas que je suis heureux, ou que je me prends pour le roi du monde, ou que j'envoie mentalement chier toutes les personnes qui m'ont un jour emmerdé ou manqué de respect, toutes les filles qui m'ont pas aimé, c'est que pendant quelques secondes, tout ça, ça me fait plus rien. Je m'en fous, je pardonne à tout le monde, j'ai jamais été blessé, j'ai aucune cicatrice, personne n'est mort, d'ailleurs la mort n'existe pas. Je suis l'air que tout le stade respire, les notes qu'ils crient par-dessus le terrain, toujours les mêmes, je suis le temps. On me saute dessus, on m'embrasse, l'arbitre siffle, mais je suis une montagne, les vagues de l'océan, j'en ai rien à foutre ; je ne sais même pas si je dis quelque chose. J'ai plus mal, je ne vais plus jamais dormir ou manger, parce que dormir ou manger, c’est des besoins terrestres, et moi je suis l'atmosphère. Mais c'est comme une flèche qui monte droit vers le ciel, elle va à toute allure parce qu'on vient de la décocher, elle monte, elle monte, elle diminue, elle change pas de cap, elle va tout droit vers le haut ; et puis on l'aperçoit qui ralentit, pas longtemps, et doucement elle fait demi-tour. On sait qu'elle va retomber à la surface de la Terre, on l'a toujours su, mais on n'y pensait pas en la regardant monter. Pour autant qu'on sache elle aurait pu être la première flèche qui n'allait jamais redescendre. Mais elle redescend, et moi je reprends mes esprits, et j'entends de nouveau mes potes qui braillent, et le sifflet de l'arbitre, et la foule qui hurle, et je me rends compte que je ne suis plus dans le corner mais déjà au milieu du terrain, je cours depuis plusieurs secondes. L'air est redevenu un truc qu'on respire, je ne fais plus partie des éléments, et ma mère est de nouveau six pieds sous terre et monsieur Bouchez n'est pas le seul con que j'ai rencontré.
-Pourquoi souhaitez-vous mettre fin à votre carrière ? Vous n'y êtes pas encore obligé.
-Justement, c'est pour ça. Cette fois j'ai cru que j'allais pas revenir, j'y ai vraiment cru, vous comprenez ? Je ne veux plus jamais vivre ça.