Dans ma rue il y a un homme qui me fait
rêver. Sa maison est à l’angle d’une rue perpendiculaire à la mienne.
Il y a plusieurs mois, au début du
printemps, il a repeint le mur extérieur, haut d’environ deux mètres, qui
encercle sa cour, surmonté d’arbres de hauteur moyenne. Il a commencé par le
bas, la rue perpendiculaire est en pente, et chaque jour, en revenant de
l’école où j’avais déposé mon fils, ou en revenant des courses, je le voyais
progresser. Le mur d’enceinte que je pensais propre m’apparaissait vieilli et
sale par rapport à la nouvelle surface éclatante couleur blanc crème qui
gagnait petit à petit du terrain. Il y a passé deux semaines sans doute, selon
mes souvenirs. Je ne le voyais pas tous les jours. Et certains jours, il a plu.
Avant l’été, beaucoup de gens font de
petites ou de grandes améliorations à leur lieu de vie. Dans le passage piéton
où j’habitais avant, alors que le portail de notre maison et les poteaux qui
l’entouraient s’effritaient et arboraient une mine penchée, l’un de nos voisins
repeignait inexorablement son mur dès les premiers rayons d’avril. L’une de nos
voisines, du haut de son échelle et de ses quatre-vingt ans, faisait de même,
en sifflotant des trémolos d’une autre époque. Je m’étais dit que mon nouveau
voisin était de ceux-là, et que l’arrivée du printemps avait marqué pour lui le
moment de refaire une beauté extérieure à son habitat. Je m’étais demandé ce
qu’il en était de son intérieur. Mais à présent, je sais que son intérieur doit
être très bien entretenu.
Après qu'il ait parfumé la rue d’odeur de
peinture fraîche, je ne l’ai plus vu pendant quelques jours. Il se peut même
qu’il se soit passé une ou deux semaines. Puis un matin, en m’approchant de sa
porte d’entrée, j’ai commencé à entendre un bruit très désagréable. Irrégulier,
irritant, casse-pied. En arrivant à hauteur de sa maison, j’ai découvert mon
voisin en train de décaper son portail en métal, avec un petit instrument, ou
peut-être une feuille de papier de verre, je ne sais pas. Je ne m’arrête
jamais. Le décapage de sa porte, fine lamelle de peinture après fine lamelle de
peinture, lui a pris beaucoup plus de temps que la peinture de son mur
extérieur. Du moins, c’est l’impression que j’en ai eu. Quand les jours plus
chauds sont arrivés, il était encore en train de gratter.
J’ai remarqué son allure dès la
première fois que je l’ai vu. C’est un homme d’une cinquantaine d’année, il me
semble, avec des cheveux blancs un peu longs, comme une coupe au bol qui aurait
poussé. Je crois qu’il est grand, mais je le vois majoritairement perché sur
une échelle, alors je peux me tromper. Il est mince, et il porte des vêtements
appropriés pour le bricolage et la peinture : un pantalon noir délavé et
taché, une sorte de veste chaude bleu marine usée et tachée également, et une
casquette bleue. Des baskets, et en été, un T-shirt gris foncé ou bleu. Il est
calme, ses gestes sont lents, justes. Même quand il décapait sa porte, il
n’avait jamais l’air énervé. Même quand le bruit du karcher qu’il utilisait
pour nettoyer sa cour envahissait le trottoir, il semblait sourd à cette
nuisance. Il est précis, et, je le sais maintenant, il a un plan.
Pendant l’été, j’ai remarqué que sa
porte avait changé de couleur, j’ai été triste de ne pas l’avoir vu la
repeindre. Ça n’avait pas dû lui prendre beaucoup de temps. Je me dis qu’il a
peut-être trouvé ça frustrant. En août, je suis un peu partie, c’est possible
qu’il ait fait de même, je n’ai rien vu. A la rentrée je l’ai retrouvé en train
de s’attaquer à la porte de son garage, une porte que sans lui je n’aurais même
pas remarquée. Elle était banale, en bois usé, de taille minuscule. Avec son
obstination lente et mesurée, il l’a décapée et repeinte. En prenant, comme à
son habitude, tout le temps qu’il lui fallait. Je me suis demandé si cet homme
travaillait, mais tout semble indiquer qu’il est à la retraite. Cependant, de par
son activité continuelle, ses vêtements tachés, ses cheveux longs et son énergie,
il ne donne pas l’impression d’avoir l’âge de la retraite. Il est vrai,
néanmoins, que je ne l’ai jamais vu en tenue normale, propre, faire ses courses
ou marcher tout simplement dans la rue. Ou alors, je ne l’ai pas
reconnu. J’espère sincèrement que ce n’est pas le cas.
Aujourd’hui en rentrant chez moi, j’ai
vu de loin le triangle rectangle que formait son échelle, dont la base était posée
sur la chaussée contre le rebord du trottoir et le haut appuyé sur le mur, à
gauche de son portail. De nouveaux copeaux de peinture blanche sales étaient
éparpillés par terre, à un mètre cinquante de ses pieds surélevés. En
m’approchant, j’ai vu qu’il grattait l’angle aigu d’une moulure sur le mur qui
surplombe la porte de son garage. Il faisait beau et ça sentait bon l’automne.
J’ai eu pour cet homme sans cesse affairé à travailler sur sa maison un élan
d’amour et de dévotion. J’aimerais lui parler, entrer chez lui et boire une
boisson chaude dans son salon, mais surtout, j’aimerais être lui.
Il accomplit sa mission sans hâte, et
il l’accomplira probablement jusqu’à la fin, s’il y a une fin, s’il ne recommence
pas tout simplement au début à un moment. Je ne l’ai jamais vu travailler avec
d’autres, avec des professionnels. Je ne l’ai jamais vu parler à quelqu’un, ni à
d’autres voisins, ni aux clients du bar qui est juste en face. Peut-être est-il
l’un des clients du bar, à d’autres heures de la journée, mais hors de cette
fonction de restaurateur de bâtiment qui semble lui être vitale et naturelle,
je ne le reconnais pas. Cet homme prend soin de quelque chose, et que ce soit
utile ou non, ce n’est pas son problème. J’ai personnellement toujours pensé
que repeindre sa maison était complètement inutile, à moins d’être vraiment à
cheval sur l’esthétique, ce que je ne suis pas. Mais lui, il en a fait une
activité intellectuelle, et peut-être même spirituelle. Il m’a rendue heureuse
d’avoir à présent un nouvel appartement à moi, dans lequel si je veux, je peux
prendre soin de mon âme comme il prend soin de la sienne.