vendredi 19 janvier 2024

jeudi 18 janvier 2024

lundi 24 avril 2023

Avril

Je me dis : j’ai déjà tout perdu.

Mais chaque fois maintenant, je perds tout.


Grotesque et naïveté. Je me fatalise et me révolte. 

La seule solution désirable : se taire, pour toujours.


Les jardins fleuris, laborieux, qui protègent du chaos de l’inconnu. 

Dans ces jardins, rester.


Je voulais ne plus commettre, ne pas commettre. Ne plus écrire, plus d’ambition artistique, se taire ou faire pour soi.

Ce n’est pas de la petitesse, ce n’est pas du manque d’ambition. Une recherche de sobriété, de vide et de calme, de ne rien attacher, ne rien attendre.


Si je n’attends rien, je ne peux plus rien perdre.

J’ai encore tout à perdre.


J’ai déjà tout perdu.

dimanche 14 juillet 2019

Epluche-légumes


Un jour de vacances chez ma grand-mère, avec ma mère et ma tante, je crois que ma sœur n'était pas là, l'une d'entre elle m'a dit une chose que je n'ai jamais oubliée. Je crois que c'était ma mère, appuyée assez vite par des « ah oui », et des « ah oui oui » venant de ma grand-mère et de ma tante. On épluchait des patates, j'étais assez jeune, il me semble que je n'avais pas encore de seins, ou tout juste. Ma mère m'a raconté qu'à l'époque -et dans son « à l'époque » il y avait du « jadis », du « autrefois »- on demandait à une femme d'éplucher un kilo de patates avec un couteau de cuisine avant de la marier (maintenant que j'y pense « l'époque » devait se situer entre l'invention du couteau de cuisine et celle de l'épluche-légume). Si elle prenait trop de chair sur la patate en enlevant la peau, elle était dépensière et peu fiable. Si elle dépeçait minutieusement la pomme de terre en lambeaux de peau fins comme du papier bible, elle était pingre. Dans les deux cas, les hommes n'avaient pas envie de l'épouser. Enfin c'est la conclusion que j'en ai tiré.
La femme parfaite se situe donc au juste milieu, celle qui enlève assez de chair, qui sait dépenser ses sous (et offrir son corps ? Ça, c’est moi, avec le temps, qui ai agrémenté mon souvenir) avec générosité mais pas aveuglément (comme une traînée?). La femme à qui un peu de chair ne fait pas peur, qui ne cache pas sa joie ni sa maîtrise de la juste mesure en toute chose. Qui voudrait d'une femme brouillon et sans discernement, sans amour-propre ? Parce que oui, si on file ma métaphore, on arrive sur l'amour-propre, l'honneur, la grandeur d'âme. Et qui voudrait d'une femme qui compte, qui tire la gueule (parce que si elle compte, elle tire la gueule), d'une femme frigide ?
A chaque fois que j'épluche un putain de légume, j'y pense. Un légume ou un fruit, d'ailleurs. La plupart du temps, j'utilise un épluche-légume alors le pire est évité, mais il m'arrive d'utiliser un couteau parce que l'épluche-légume n'est pas idéal pour tout. Et dans ces moments-là, je flippe. Je regarde l'épaisseur de mes épluchures. Avant je regardais au-dessus de mon épaule, quand j'habitais avec quelqu'un par qui j'étais « épousable ». Assez peu souvent, trop peu souvent, je me suis dit que cette histoire m'avait tout de même raconté que les hommes choisissent les femmes, comme de beaux et bons produits. Trop peu souvent aussi, je me suis demandé pourquoi on ne m'avait jamais raconté d'histoires de femmes qui ont un rituel pour choisir les hommes.
Il a fallu attendre de lire Belle Du Seigneur, de la page 295 à la page 335 de l'édition Gallimard, pour que l'on me dise que les femmes choisissent, elles aussi, leurs hommes. Pour des raisons tout aussi connes et primordiales.

dimanche 14 janvier 2018

samedi 2 décembre 2017

Légume


Quand suis-je devenue un artichaut ? Quand on m'a plaquée à terre ? Y aurais-je reconnu le sol qui m'a vue naître sous la forme d'un légume au cœur trop tendre ? Suis-je devenue un artichaut en y restant pendant de longs mois, le nez dans la poussière, à éternuer comme une allergique sur mes amours déçues ? Il me semble qu'avant de tomber, mon cœur avait la densité requise pour résister au froid, à l'ambigu et à l'impossible. Mais peut-être que j'ai mal interprété mon sujet. La production chimique -idéale- d'un sentiment partagé pendant des années paraissait pourtant avoir fortifié les remparts de mon organe, que je croyais solide. Aujourd'hui je ne comprends rien à cet amalgame mou et arythmique. Il ne répond plus de manière adéquate aux stimuli extérieurs, il coule comme une vieille pile oubliée dans un walkman, il pue comme un homme trop parfumé.
Quand exactement suis-je devenue un artichaut ? Etais-je déjà un artichaut petite quand j'ai essayé de prendre la main de mon père et qu'il l'a retirée, ou quand j'ai voulu m'asseoir sur ses genoux et qu'il m'a repoussée comme on lâche une tasse bouillante ? Peut-être. Un artichaut en voie de congélation, éventuellement. Un refroidissement rapide et protecteur qui aurait malgré tout gardé les saveurs et les vitamines du légume aujourd'hui brutalement dé-cryogénisé. Au sol pendant ces dernières années, je n'ai rien remarqué de différent, mais il est vrai que face contre terre on ne remarque pas grand-chose. La vision est forcément réduite. On voit le bout de son nez, quand on bat des paupières on aperçoit ses cils devant la rétine, et on sent le froid entrer dans la peau par la joue qui est plaquée sur le ciment. Le ciment, je dis ça comme ça, il peut s'agir d'une boue glacée de fin décembre, ou d'un parterre de graviers. Je n'ai consigné aucune observation, donc.
C'est en me retournant, en me mettant sur le dos pour regarder le ciel gris au-dessus de moi que j'aurais pu entrevoir une différence. Mais non. Trop longtemps compressé entre le poids de mon corps et la surface de la Terre, ce que je prenais encore pour un petit coffre robuste, du style Empire, était tout congestionné par les mois passés écrasé. J'ai contemplé longtemps l'atmosphère changeante, les saisons froides faisant place aux saisons chaudes, sans bouger de mon endroit creusé par le temps. Sans dire que j'y étais bien, car on a tout de même quelques soucis stratégiques lorsqu'on doit s'acquitter de ses tâches quotidiennes en étant aussi vertical qu'une limace, l'endroit et la position m'étaient somme toute devenus familiers. Et le familier, c'est important. C'est même primordial, y compris pour des coffres Empire comme moi. Enfin c'est ce que j'aimais me répéter, alors que sans le savoir, j'étais déjà devenue un artichaut. Bref, je n'y étais pas mal, dans ma position de cétacé échoué, à sentir le soleil faire s'évaporer chaque goutte de sang à la surface de ma peau abîmée.
Il est vrai que vers le mois d'août, j'ai senti comme une fonte des glaciers dans mon thorax. Un début d'écoulement, provoqué par erreur à la suite d'un frottement contre un corps inconnu et chaud. Je me rappelle avoir fait mine de relever la tête, rien que la tête il ne faut pas exagérer, et être retombée à l'horizontal face à l'adversité. La transformation en légume avait déjà dû avoir lieu. Je me souviens de ceux qui sont morts, dans des temps plus anciens. A ce moment-là mon cœur devait plutôt être de la famille des courges. Mais de celles qu'on ne mange pas parce qu'elles sont trop dures et ont des formes trop bizarres. J'en ai vu des comme ça décorer des vaisseliers dans des salons, et même des pianos. Elles sont dures, mais ça reste un légume, l'intérieur vaut forcément qu'on se demande si on ne pourrait pas en tirer une soupe, avec quelques patates et un bouillon de poule. Mais la mort a surtout touché mon cerveau, qui, s'il était un véhicule de plus ou moins bonne facture auparavant, s'est trouvé changé en une voiture que l'on doit régulièrement faire réparer chez le garagiste. De cet état de faits, je me suis accommodée.
La fonte des glaces ne m'a pas alarmée plus que ça. Je me disais, tant que je n'ai pas de bonne raison de me relever, il n'est pas nécessaire de fournir un trop gros effort. Je commençais à m'ennuyer, l'action me manquait et j'ai pris ça pour une force. Mais en vérité, quand on reste à terre alors qu'on a les muscles pour se mettre debout, c'est qu'il y a un problème. Et aujourd'hui je sais que le problème vient de l'artichaut que j'ai dans la poitrine. Toutes les connexions sont à refaire avec les centres nerveux, l'intelligence, les réflexes musculaires. Plus aucun de ces domaines ne bénéficie d'un système de protection digne de ce nom, et la fragilité du Bernard L’Hermite en train de changer de coquille n'a plus de secret pour moi.
Suis-je devenue un artichaut quand j'ai dit à quelqu'un qui passait « Arrête de faire l'innocent », alors que l'innocente, c'était moi ? Moi qui ne me doutais de rien ? Je me suis rendue compte que quelque chose clochait quand mon appétit a diminué, parce que s'il y a une chose sur laquelle je peux toujours compter, c'est mon appétit. Puis c'est mon sommeil qui a changé de couleur. Avant il était uni et bleu, maintenant c'est un tissu à motif écossais. C'est beau comme motif, mais il faut reconnaître que ce n'est pas le plus reposant. Il y a tellement de sortes différentes, ce n'est pas comme le pied de poule. Le pied de poule c'est toujours bicolore avec cette trace bizarre qui -pardonnez-moi mais si j'avais une poule avec ces empreintes-là, je ne serais pas sûre de vouloir la garder. Enfin, il m'est devenu difficile de travailler. Et là, quand ça commence à toucher au gagne-pain, il faut se rendre à l'évidence. Je me suis contorsionnée pour jeter un coup d’œil à mes entrailles, j'ai remonté la voie des organes vitaux jusqu'au cœur et c'est alors que j'ai découvert ce petit légume moche juste derrière mon sternum. Mon nouveau palpitant.
J'avais de si grands projets pour lui. Je me voyais bien devenir une falaise donnant sur l'Atlantique. Mais avec une constitution fragile on ne peut pas supporter les bourrasques et on peut dire au revoir à la réserve magnanime des grands paysages. Je rêvais d'indépendance et me voilà avec ces feuilles violettes qui s'offrent au premier qui manifeste un début d'intérêt. Sans y regarder de plus près. Pire, l'artichaut arrive à me convaincre que j'ai envie de me relever, après tout ce temps. Et avec ses airs de pas grand-chose, en plus, il me mène complètement à la baguette.
C'est pour cette raison que je cherche à remonter le temps, à savoir depuis quand il a pris sa place. Pour le détruire.

lundi 9 octobre 2017

Dans ma rue il y a un homme qui me fait rêver



Dans ma rue il y a un homme qui me fait rêver. Sa maison est à l’angle d’une rue perpendiculaire à la mienne.
Il y a plusieurs mois, au début du printemps, il a repeint le mur extérieur, haut d’environ deux mètres, qui encercle sa cour, surmonté d’arbres de hauteur moyenne. Il a commencé par le bas, la rue perpendiculaire est en pente, et chaque jour, en revenant de l’école où j’avais déposé mon fils, ou en revenant des courses, je le voyais progresser. Le mur d’enceinte que je pensais propre m’apparaissait vieilli et sale par rapport à la nouvelle surface éclatante couleur blanc crème qui gagnait petit à petit du terrain. Il y a passé deux semaines sans doute, selon mes souvenirs. Je ne le voyais pas tous les jours. Et certains jours, il a plu.
Avant l’été, beaucoup de gens font de petites ou de grandes améliorations à leur lieu de vie. Dans le passage piéton où j’habitais avant, alors que le portail de notre maison et les poteaux qui l’entouraient s’effritaient et arboraient une mine penchée, l’un de nos voisins repeignait inexorablement son mur dès les premiers rayons d’avril. L’une de nos voisines, du haut de son échelle et de ses quatre-vingt ans, faisait de même, en sifflotant des trémolos d’une autre époque. Je m’étais dit que mon nouveau voisin était de ceux-là, et que l’arrivée du printemps avait marqué pour lui le moment de refaire une beauté extérieure à son habitat. Je m’étais demandé ce qu’il en était de son intérieur. Mais à présent, je sais que son intérieur doit être très bien entretenu.
Après qu'il ait parfumé la rue d’odeur de peinture fraîche, je ne l’ai plus vu pendant quelques jours. Il se peut même qu’il se soit passé une ou deux semaines. Puis un matin, en m’approchant de sa porte d’entrée, j’ai commencé à entendre un bruit très désagréable. Irrégulier, irritant, casse-pied. En arrivant à hauteur de sa maison, j’ai découvert mon voisin en train de décaper son portail en métal, avec un petit instrument, ou peut-être une feuille de papier de verre, je ne sais pas. Je ne m’arrête jamais. Le décapage de sa porte, fine lamelle de peinture après fine lamelle de peinture, lui a pris beaucoup plus de temps que la peinture de son mur extérieur. Du moins, c’est l’impression que j’en ai eu. Quand les jours plus chauds sont arrivés, il était encore en train de gratter.
J’ai remarqué son allure dès la première fois que je l’ai vu. C’est un homme d’une cinquantaine d’année, il me semble, avec des cheveux blancs un peu longs, comme une coupe au bol qui aurait poussé. Je crois qu’il est grand, mais je le vois majoritairement perché sur une échelle, alors je peux me tromper. Il est mince, et il porte des vêtements appropriés pour le bricolage et la peinture : un pantalon noir délavé et taché, une sorte de veste chaude bleu marine usée et tachée également, et une casquette bleue. Des baskets, et en été, un T-shirt gris foncé ou bleu. Il est calme, ses gestes sont lents, justes. Même quand il décapait sa porte, il n’avait jamais l’air énervé. Même quand le bruit du karcher qu’il utilisait pour nettoyer sa cour envahissait le trottoir, il semblait sourd à cette nuisance. Il est précis, et, je le sais maintenant, il a un plan.
Pendant l’été, j’ai remarqué que sa porte avait changé de couleur, j’ai été triste de ne pas l’avoir vu la repeindre. Ça n’avait pas dû lui prendre beaucoup de temps. Je me dis qu’il a peut-être trouvé ça frustrant. En août, je suis un peu partie, c’est possible qu’il ait fait de même, je n’ai rien vu. A la rentrée je l’ai retrouvé en train de s’attaquer à la porte de son garage, une porte que sans lui je n’aurais même pas remarquée. Elle était banale, en bois usé, de taille minuscule. Avec son obstination lente et mesurée, il l’a décapée et repeinte. En prenant, comme à son habitude, tout le temps qu’il lui fallait. Je me suis demandé si cet homme travaillait, mais tout semble indiquer qu’il est à la retraite. Cependant, de par son activité continuelle, ses vêtements tachés, ses cheveux longs et son énergie, il ne donne pas l’impression d’avoir l’âge de la retraite. Il est vrai, néanmoins, que je ne l’ai jamais vu en tenue normale, propre, faire ses courses ou marcher tout simplement dans la rue. Ou alors, je ne l’ai pas reconnu. J’espère sincèrement que ce n’est pas le cas.
Aujourd’hui en rentrant chez moi, j’ai vu de loin le triangle rectangle que formait son échelle, dont la base était posée sur la chaussée contre le rebord du trottoir et le haut appuyé sur le mur, à gauche de son portail. De nouveaux copeaux de peinture blanche sales étaient éparpillés par terre, à un mètre cinquante de ses pieds surélevés. En m’approchant, j’ai vu qu’il grattait l’angle aigu d’une moulure sur le mur qui surplombe la porte de son garage. Il faisait beau et ça sentait bon l’automne. J’ai eu pour cet homme sans cesse affairé à travailler sur sa maison un élan d’amour et de dévotion. J’aimerais lui parler, entrer chez lui et boire une boisson chaude dans son salon, mais surtout, j’aimerais être lui.
Il accomplit sa mission sans hâte, et il l’accomplira probablement jusqu’à la fin, s’il y a une fin, s’il ne recommence pas tout simplement au début à un moment. Je ne l’ai jamais vu travailler avec d’autres, avec des professionnels. Je ne l’ai jamais vu parler à quelqu’un, ni à d’autres voisins, ni aux clients du bar qui est juste en face. Peut-être est-il l’un des clients du bar, à d’autres heures de la journée, mais hors de cette fonction de restaurateur de bâtiment qui semble lui être vitale et naturelle, je ne le reconnais pas. Cet homme prend soin de quelque chose, et que ce soit utile ou non, ce n’est pas son problème. J’ai personnellement toujours pensé que repeindre sa maison était complètement inutile, à moins d’être vraiment à cheval sur l’esthétique, ce que je ne suis pas. Mais lui, il en a fait une activité intellectuelle, et peut-être même spirituelle. Il m’a rendue heureuse d’avoir à présent un nouvel appartement à moi, dans lequel si je veux, je peux prendre soin de mon âme comme il prend soin de la sienne.

jeudi 21 septembre 2017

Exercice #1



1 fiction, en 1 heure, sur 1 page

 QUINTAL

-J'étais à bout de nerfs, épuisé. Je courais depuis une heure et demie. Des yeux partout, je devais penser aux autres, et à moi, et à ceux qu'on avait en face de nous. On nous a appris à être stratégiques, à savoir quand lancer une offensive, quand gagner du temps, quand se défendre, mais dans l'action, je ne pense jamais à ces conneries. Ma mère, elle n'avait pas fait d'études très poussées, par exemple, mais elle ne faisait jamais de fautes d'orthographe. C'est un truc qu'elle avait dans le sang, l'orthographe, ça rendait mon père fou de jalousie, je l'ai compris plus tard, en même temps que d'autres trucs. Eh ben moi c’est pareil avec la stratégie. Y a pas besoin de me l'apprendre et de m’échafauder des scénarios à l'avance : une fois sur place, je sais quoi faire, et comment le faire bien, pour que ça marche, pour que les autres deviennent dingues. Parce que la stratégie c'est un peu emmerder le monde, non ? Gagner, en emmerdant le monde, en faisant comprendre aux perdants qu'on avait tout compris depuis le début.
-Qu'avez-vous ressenti quand vous avez marqué ce but ?
-J'étais plus moi-même. J'étais pas quelqu'un d'autre non plus, c'est seulement que j'étais plus rien et j'étais tout. Pendant les secondes avant que le ballon aille rouler dans le filet, quand j'ai su qu'il allait y arriver, et les secondes d'après, j'étais liquide, j'étais gazeux, j'étais la foule et mes crampons, tout en même temps. J'ai pensé à ma mère et j'ai senti mon oreille contre son épaule quand elle me serrait dans ses bras, petit. J'ai aussi vu passer des images de plage et les murs de mon salon en pleine nuit, quand je ne dors pas. J'ai vu passer des seins, je vais pas vous mentir, et aussi mon instit' de CM2, monsieur Bouchez, qui me disait d'ouvrir la bouche pour donner les bonnes réponses à ses questions au lieu de parler avec mes voisins de table. C'était pas un gars sympa, monsieur Bouchez, bizarre que j'ai pensé à lui au moment où je courais vers le corner. J'entendais plus rien, ça faisait un gros boum dans ma tête, et je savais que c'était urgent, que ça ne durerait pas, parce que ça m'est déjà arrivé, de marquer des buts. Mais un but décisif comme ça, en prolongation, c'est l'orgasme assuré, je peux vous le dire, c'est mieux que tout ce qu'on peut avaler comme drogue, c'est plus fort que baiser avec une meuf qu'on aime, parce que ça dure dix fois moins longtemps, donc l'euphorie est plus dense, elle pourrait vous faire exploser le cerveau. C'est même pas que je suis heureux, ou que je me prends pour le roi du monde, ou que j'envoie mentalement chier toutes les personnes qui m'ont un jour emmerdé ou manqué de respect, toutes les filles qui m'ont pas aimé, c'est que pendant quelques secondes, tout ça, ça me fait plus rien. Je m'en fous, je pardonne à tout le monde, j'ai jamais été blessé, j'ai aucune cicatrice, personne n'est mort, d'ailleurs la mort n'existe pas. Je suis l'air que tout le stade respire, les notes qu'ils crient par-dessus le terrain, toujours les mêmes, je suis le temps. On me saute dessus, on m'embrasse, l'arbitre siffle, mais je suis une montagne, les vagues de l'océan, j'en ai rien à foutre ; je ne sais même pas si je dis quelque chose. J'ai plus mal, je ne vais plus jamais dormir ou manger, parce que dormir ou manger, c’est des besoins terrestres, et moi je suis l'atmosphère. Mais c'est comme une flèche qui monte droit vers le ciel, elle va à toute allure parce qu'on vient de la décocher, elle monte, elle monte, elle diminue, elle change pas de cap, elle va tout droit vers le haut ; et puis on l'aperçoit qui ralentit, pas longtemps, et doucement elle fait demi-tour. On sait qu'elle va retomber à la surface de la Terre, on l'a toujours su, mais on n'y pensait pas en la regardant monter. Pour autant qu'on sache elle aurait pu être la première flèche qui n'allait jamais redescendre. Mais elle redescend, et moi je reprends mes esprits, et j'entends de nouveau mes potes qui braillent, et le sifflet de l'arbitre, et la foule qui hurle, et je me rends compte que je ne suis plus dans le corner mais déjà au milieu du terrain, je cours depuis plusieurs secondes. L'air est redevenu un truc qu'on respire, je ne fais plus partie des éléments, et ma mère est de nouveau six pieds sous terre et monsieur Bouchez n'est pas le seul con que j'ai rencontré.
-Pourquoi souhaitez-vous mettre fin à votre carrière ? Vous n'y êtes pas encore obligé.
-Justement, c'est pour ça. Cette fois j'ai cru que j'allais pas revenir, j'y ai vraiment cru, vous comprenez ? Je ne veux plus jamais vivre ça.

mercredi 2 août 2017

Une nouvelle : "Bonsoir Kevin", 2017


BONSOIR KEVIN


HIVER I


Un paquet de 6 sacs d’aspirateur et 10 mètres de câble enceinte sous le bras, #DisbonsoirKevin sortit du tram en finissant un paragraphe de son livre. Elle se dirigea vers son appartement avec la sensation étrange qu’elle avait été cambriolée pendant l’après-midi. Evidemment, il n’en était rien.
Peu de temps auparavant, elle avait décidé que si elle ouvrait un jour un nouveau compte Facebook, Instagram ou Tweeter, elle prendrait comme pseudo #DisbonsoirKevin (hashtag DisbonsoirKevin), la réplique hilarante de « Maman j’ai raté l’avion » qu’elle avait redécouverte en regardant le film deux semaines plus tôt. Depuis la récente séparation d’avec le père de son fils (peut-on toujours dire « récente » plus d’un an après ? Pour elle, ça l’était encore), tous les samedis qu’elle passait avec lui, c’est-à-dire un sur deux, étaient dédiés en partie à son éducation cinématographique. Jusque-là, elle avait alterné les Pixar, les Walt Disney et les Miyazaki, et « Maman j’ai raté l’avion » était le premier film qu’elle avait montré, religieusement, à son fils de 5 ans. Il l’avait particulièrement apprécié.
Pour aller acheter ses 10 mètres de câble enceinte, elle avait profité d’un après-midi oisif, son dernier travail achevé le matin même, pour faire une grande balade et se rendre à pied jusqu’au Darty du Cours de Vincennes. Sur le chemin, elle avait croisé la route de ses anciens bars habituels, tabacs, boulangeries, stations de métro, mais aussi de ses trois appartements parisiens. Elle avait failli quitter l’avenue de Charonne pour remonter la rue où le père de son fils et elle avaient partagé leur premier appartement. En passant à quelques mètres, elle s’était souvenue de la question qu’elle s’était posé la veille : « peux-tu penser à un moment où tu as été vraiment heureuse? ». Elle n’en avait pas trouvé, la question était trop vaste, il fallait d’abord définir les termes avant d’esquisser un début de réponse, et elle avait sans réfléchir pensé à deux moments, récents, qu’elle avait passés au bord de la mer. Lors du premier de ces moments, elle s’était mise à pleurer sans pouvoir s’arrêter sur le haut des falaises de Cornouailles, quand, après 3 heures de marche dans un paysage à couper le souffle elle avait commencé à fredonner « I Go To Sleep » des Kinks. Quelle idée elle avait eu. Mais ses larmes étaient si cathartiques que le moment était immédiatement entré, elle le savait, dans le catalogue des Grands Moments de sa vie. Et pour une fois, c’était un Grand Moment qui avait de la gueule, pas comme quand on lui avait dit devant une pinte « Je suis tombé amoureux de quelqu’un d’autre ».
Le deuxième moment auquel elle avait pensé datait d’à peine un mois, quand elle était partie quelques jours en vacances seule avec son fils, au bord de la mer. C’était un matin sur la plage, il faisait beau, et même si on était en hiver, le soleil du sud-est de la France permettait de sentir une chaleur d'avril sur la peau. Son fils s’éclatait pieds nus et jean trempé dans les vagues molles de la Méditerranée, et elle s’était rendu compte qu’elle ne pensait à rien. Elle ne se projetait dans rien, aucun évènement à venir, nada, zéro, encéphalogramme plat. C’était la première fois depuis des années. Voire depuis toujours. Immédiatement, un sentiment de sérénité s’était emparé d’elle. Cela faisait peut-être un an que sa vie telle qu’elle la connaissait était finie, mais ce jour-là, elle s'était sentie forte d’une toute nouvelle sagesse : le vide. Et par conséquent, une certaine liberté. Une liberté qu’elle n’avait même pas cherché à obtenir, et qui était seulement le versant positif de l’anéantissement qu’elle expérimentait depuis un an.

Deux semaines auparavant elle avait appris que sa plus ancienne, sa meilleure amie, séparée avant elle d’avec son mari, qui habitait depuis avec sa fille dans un petit appartement chaleureusement en bordel où #DisbonsoirKevin se sentait toujours heureuse et en sécurité, était enceinte. Elle était enfin, après plus de trois ans d’aventures tragiques et ridicules avec des hommes qui n’étaient pas les bons, tombée amoureuse d’un homme qui était tombé amoureux d’elle. Parfois les choses sont aussi simples que ça. #DisbonsoirKevin était heureuse pour elle, enfin libérée d’une anxiété qui semblait lui coller à la peau. Elle était radieuse, enfin décrispée. Ses joues, habituellement trempées de larmes, enfin sèches. C’était un moment doux et sincère, cette fin d’après-midi où son amie lui avait appris la nouvelle. Elle ne faisait pas partie de tous les couples unis qui l’entouraient et qui avaient tous, aurait-on dit, attendu qu’elle se fasse larguer pour faire leur deuxième enfant. Le fait qu'elle soit enceinte au contraire lui montrait qu’il y avait une vie possible après tout ça. Même si ce n’était pas une prédiction et que #DisbonsoirKevin n’allait pas forcément vivre la même chose dans exactement deux ans et cinq mois.
Il avait tout de même fallu encaisser la nouvelle. Elle se retrouvait à nouveau seule en son genre. Plus personne ne vivait la même chose qu’elle. #DisbonsoirKevin habitait dans l’une de ces toutes petites villes, presque un village, collées à Paris, qui sont l’eldorado des couples de trentenaires qui veulent ou viennent de procréer. Elle-même était arrivée là enceinte, dans la maison qu'elle avait achetée avec le père de son futur enfant. Aujourd’hui elle se retrouvait dans ce décors aussi différente des autres qu’un tabouret en Formica au milieu d’une rangée de chaises longues. Les passages au parc, les cours de judo, le marché, tout lui était devenu insupportable, tant elle avait l’impression de voir des photos souvenirs ambulantes de sa vie d’avant. Et s’entendre penser amèrement « Vous êtes heureux maintenant, mais attendez seulement quelques années … » lui renvoyait une image un peu trop minable d’elle-même, c'était pénible. Au fond, elle ne voulait pas devenir aigrie et revancharde et en vouloir aux gens d’être épargnés de la douleur qu’elle ressentait. Elle s’auto-soupçonnait avec étonnement d’être une vraie gentille. Il lui arrivait cependant de fantasmer et de prendre en secret des paris pour deviner quel couple allait voler en éclat en premier. Dernièrement, emplie d’un soudain positivisme, elle s’était dit que si elle réussissait à se sortir de son chagrin, à se reconstruire, à se sentir guérie ici, au milieu de l’armée des clones, elle serait plus blindée qu’un char d’assaut germanique, et cette pensée lui mettait du baume au cœur.

Une fois les enceintes branchées et placées judicieusement de chaque côté de la pièce principale de son petit appartement, pièce qui faisait office à la fois de cuisine, de salon et de bureau, #DisbonsoirKevin mit la reprise de « I Go To Sleep » par Anika. Décidément, elle ne s’épargnait pas. La musique qui remplit la pièce lui fit prendre conscience qu’on n’est réellement chez soi qu’avec un son correct. Si pendant six mois elle avait écouté de la musique sur une petite enceinte bluetooth certes très mignonne mais crachotant un son atrophié, aujourd’hui, alors que les basses rebondissaient sur le parquet, elle était prête à appeler ce petit trois-pièces sa maison. Leur maison, à elle et son fils. Il fallait bien se rendre à l’évidence, même si elle ne resterait probablement pas dans cet appartement jusqu’à sa mort comme elle le croyait quand elle l’avait acheté, elle était chez elle entre ces murs. Pour l’instant, et pour un temps indéfini. Ce dont elle était sûre, c’est qu’elle n’était plus sûre de rien concernant son avenir. Quand elle avait cru l’être et qu’elle se voyait vieillir avec Tim, elle se trompait cruellement.
La suite de sa playlist enchaînait les morceaux de sa bande son d’hiver. Des morceaux soigneusement choisis, qui avaient tous en commun d’être inédits dans son histoire. Elle n’avait jamais dit « je t’aime » à quelqu’un en écoutant l’une de ces chansons, elle n’avait jamais préparé à manger dans leur maison à tous les trois ni fait de sieste sur leur canapé vert sur aucun de ces morceaux. Quand « The Sound Of Silence », que son fils adorait, commença, elle alla dans la salle de bain mettre son rouge à lèvres.
Les jours où son fils dormait chez son père, elle remplissait son emploi du temps du mieux qu’elle pouvait. Chaque semaine, ces quelques jours représentaient un défi d’organisation. Elle était maintenant capable de passer une soirée chez elle, à profiter du calme et d’une vie sans horaires définis, à manger, chose folle, quand elle le voulait, mais la plupart du temps il lui fallait sortir et ne rentrer pour se coucher qu’à une heure où la chambre vide de son fils ne lui semblait pas la chose la plus déplacée et la plus triste au monde. Ce soir, elle allait voir un vieil ami avec qui elle avait fait ses études et qu’elle n’avait pas vu depuis des mois. Elle ne serait jamais allée à Beaubourg voir un obscur film de 26 minutes sur une montagne perdue, film projeté dans le cadre d’une exposition sur les Sommets, si la perspective de ce lundi soir sans son fils ne lui paraissait pas absurde. Les montreries beauzardeuses, même du temps où elle était aux Beaux-Arts, ne l’avaient toujours attirée que pour l’alcool qui ne manquait jamais de couler à flot à un moment ou à un autre.

-ça faisait longtemps que je n’avais pas vu un truc de ce genre.
-Pareil. Putain comment on peut encore faire des films comme ça ?
-C’est dommage, y a pas de parti pris, entre le texte à l’écran qui date visiblement de quelques siècles, et la voix qui raconte autre chose, superposée à l’arrache … sans parler du dialogue de la fin qui sort de nulle part !
-Ouais c’est les aigles qui parlent.
-Vraiment, alors ? C'est ce que je me disais aussi mais j'avais du mal à y croire, il n'y a rien dans le film qui prépare à ce genre de burlesque qui débarque d’un coup, c’est très maladroit…
-Ouais.
Son vieil ami Karim connaissait celle qui avait réalisé le film. Il avait l’air un peu désolé. Enfin, ça n’enlevait rien à la sympathie qu’il avait pour elle et pour tout un groupe de personnes présentes qu’il connaissait visiblement bien, même si apparemment il ne les avait pas vu depuis longtemps. #DisbonsoirKevin fut présentée à ces gens auxquels elle était, au fond, indifférente, mais elle se laissait flotter à la surface de cette soirée qui semblait ne pas avoir de but précis, une fois le film visionné. Il fut décidé d’aller boire un verre dans un bar pas loin. A ce moment-là un dernier membre du groupe sortit de la salle et rejoignit l’attroupement qui commençait à se diviser entre ceux qui trépignaient et tournaient déjà leur corps vers un extérieur convoité, et ceux qui restaient plantés sur leurs pieds, lancés dans une conversation ennuyeuse à mourir qui semblait les accaparer. #DisbonsoirKevin était perdue dans ses pensées, incapable de se concentrer sur une conversation, quand Karim fit les présentations.
-Alice, Quentin. Quentin, Alice.
-Combien ? Euh, pardon …
#DisbonsoirKevin, travaillait avec les mots, toute la journée. Les mots anglais, les mots français, les expressions bien françaises à retrouver et les anglicismes à éviter. Son cerveau était toujours fatigué en fin de journée. Ces temps-ci, elle se trompait régulièrement et utilisait un mot pour un autre sans qu’il y ait le moindre rapport entre eux. Elle avait demandé à son fils de manger son ordinateur, par exemple, alors qu’il avait, naturellement, des carottes dans son assiette. La dernière fois que c’était arrivé, elle avait dit « tartine » au lieu de « grillage » et s’était demandé quels étaient les symptômes d’une tumeur au cerveau.
-Ah ben c’est un peu direct, quand même !
Au moins, ça faisait rire le nouveau.
-Désolée, tu t'appelles comment du coup ? « Comment », c’est ce que je voulais dire.
-Quentin.
-Ok, merci. Moi c’est Alice.
-Et moi j’avais compris.
#DisbonsoirKevin fit un petit rire et détourna la tête d’une manière qu’elle espérait naturelle comme si quelque chose dans la conversation des autres, qui semblaient brasser du vent au lieu d’aller tout simplement boire des bières, l’intéressait. Elle détestait l’inertie des groupes. Surtout quand elle était agitée comme maintenant. Dans ses sorties devenues plus fréquentes, il arrivait qu'elle vive une conversation avec un ou une inconnue comme elle vivait une séance de cinéma, envoûtée, plongée dans un monde où la vie et la littérature ne font qu'un. Son monde préféré, un monde scénarisé.
Ce n'était pas pour autant qu'elle avait retrouvé le chemin de ses sens. Trouver un mec beau et attirant, ça ne lui était pas arrivé depuis des mois. C'était beaucoup pus fréquent du temps où elle était en couple. Mais depuis qu’elle avait retrouvé, comme on dit, sa liberté sexuelle, les gens du sexe opposé lui paraissaient tous, au mieux praticables, au pire repoussants. Physiquement seulement, bien sûr, parce que ça pouvait concerner des gens que, du reste, elle aimait bien. Elle s’étonnait de ne plus avoir d’émotion devant un visage ou des avant-bras -son truc, c’était les avant-bras-, un grain de peau, une voix grave. Les hommes la repoussaient de manière assez générale, et dans la mesure où elle avait besoin de soigner son ego blessé en étant follement aimée, #DisbonsoirKevin se retrouvait dans une impasse. Elle se doutait qu’il s’agissait certainement d’une de ces fameuses phases par lesquelles doit passer qui fait l’expérience d’un deuil. Le deuil de quelqu’un, elle avait déjà fait. Le deuil d’une relation, c’était nouveau. Jusque-là elle s’était dit que perdre son père avait sans doute été la chose la plus dure qu’elle ait vécu. Eh bien évidemment, il s’en était fallu de peu, parce que perdre un parent, ce n’est quand même pas rien, mais elle se rendait petit à petit à l’évidence que cette rupture était la plus brutale et la plus annihilante de toutes les expériences qu’elle avait connues jusque-là.

Quand ils sortirent enfin de Beaubourg, le groupe s’arrêta de nouveau, sans doute pour le plaisir d'emmerder le monde, se dit #DisbonsoirKevin, et ils y arrivaient à la perfection. Karim n'avait pas plus envie qu'elle de faire le pied de grue, et ils commencèrent à se diriger vers le bar. Dans un élan passé inaperçu, quelques personnes étaient déjà parties s'installer à la terrasse chauffée d'un bar à deux minutes de là. Quand Karim et elle arrivèrent, suivis des retardataires, ils durent tous se pousser pour pouvoir mieux s'entasser autour de trois tables de bistrots rondes ridiculement petites pour tous leurs verres. Dès qu'elle put mettre la main sur le serveur, #DisbonsoirKevin commanda une pinte. Karim commanda un Perrier.
-Ben … ?
-Oui, je ne bois pas ce soir.
-Ah c’est vrai, on est en février.
-Qu'est-ce qu'il se passe en février ?
L'un des convives avait tendu une oreille vers eux.
-Je fais une cure sans alcool en février.
-Ah ! C'est pas con, ça. Mais putain, pendant un mois entier ? Dur quand même.
#DisbonsoirKevin n'osait même pas imaginer sa vie sans la bière.
-Et pourquoi février ?
-Parce que c’est le mois le plus court de l'année.
-Ah oui ! Pas fou quand même, haha.
Voilà qui ferait probablement office d’anecdote phare concernant leur soirée. « Hier soir on a bu un coup avec un pote, sauf qu'il boit pas d'alcool de tout le mois de février ! Trop ouf le mec. » #DisbonsoirKevin attendait sa bière, elle voulait avoir son verre devant elle avant d'allumer une cigarette. Elle s'était bien sûr aperçue, sans surprise, qu'autour d'elle il n'y avait que des couples. Quand le serveur arriva avec deux pintes et un Perrier à servir, elle remarqua que l'une des deux bières avait beaucoup plus de mousse que l'autre. Une voix se fit entendre à sa gauche :
-Ok moi je ne veux pas celle-là.
#DisbonsoirKevin aida le serveur qui n'avait pas la place de poser lui-même les verres sur la table, et c’est tout naturellement qu'elle mit devant Quentin la pinte avec le plus de mousse.
-Ah ben c’est sympa.
-Fallait pas râler.
Sans qu'elle ait pris le temps de réfléchir, son système de défense -ou d'attaque- s'était mis en marche. Elle allait se réfugier bien confortablement dans la vanne. Il avait l'air d'être un client parfait.
-Alors tu fais quoi dans la vie ?
-T'as d'autres questions dans le genre ?
Merde, elle avait baissé sa garde, il était dans un registre odieux lui aussi. Elle le regarda plus attentivement. Il avait les mêmes yeux que son premier amoureux, c'était donc ça. Elle n'avait jamais été indifférente à ceux qui avaient ces yeux en amandes si particuliers. Il était grand, pas aussi lourd qu'elle l'aurait souhaité, mais son corps fin n'avait pas l'air disgracieux, et en outre il avait les épaules carrées. Elle devait bien se rendre à l'évidence, même si elle rêvait d'être avec des hommes du genre mâle dominant à la Colin Farrel, elle s'était toujours retrouvée avec de grands et sveltes bruns à lunettes qui pour certains pesaient à peine deux kilos de plus qu'elle. Pour une ancienne anorexique, c'était un peu anxiogène. Heureusement en grandissant elle avait commencé à prendre ces choses-là avec plus de philosophie.
Quentin ne parlait avec personne et frissonnait un peu.
-Vous ne trouvez pas qu'il fait froid ?
Il s'adressait sans doute au nuage de fumée qui flottait au-dessus des tables.
-Il y a un chauffage de malade juste au-dessus de nos têtes, regarde.
#DisbonsoirKevin, habituellement frileuse, sentait que ses muscles étaient détendus par la chaleur.
-Bon, alors c'est qu'il fait froid dans mon cœur.
Il avait un petit sourire moqueur, certes, mais les yeux tristes. Enfin, c'est ce qu'elle pensait deviner. Elle passa de nouveau à l'attaque.
-Qu'est-ce que tu fous sur ton téléphone, on t'attend quelque part ?
-Oui, figure-toi, j'ai des projets ce soir, parce que je suis quelqu'un de très convoité. Un problème ?
-Aucun. C'était un plaisir, salut.
-Je n'ai pas encore fini ma bière.
-Ah, tu restes un peu ? Ben on pourrait en profiter pour parler botanique.
-Tout à fait. Tu as de la chance, c’est mon rayon.
-On t'a déjà dit que tu ressemblais à une renoncule ?
-Tu es vraiment une fille hyper sympa. Ça me fait un peu de peine de partir dans trois minutes.
-J'en déduis que t'as jamais vu une renoncule de près. C'est une fleur magnifique. Mais c'est pas pour ça que je te disais ça.
-Je vais te regretter en partant d'ici.
-C'est tes cheveux, tout éclatés autour de ta tête, ça a un peu la même forme qu'une renoncule. Elles ont des milliards de pétales, on dirait des pompons.
-Charmant.
Ils firent tous les deux un tour d'horizon. Le grand groupe s'était divisé en petits groupes qui discutaient entre eux. Parfois un élément désirait manifestement entrer dans la conversation du sous-groupe voisin, mais son attention devait réussir à surmonter une épaule, et ses yeux capter le regard d'un membre du groupe convoité, et il déployait devant eux des efforts gestuels considérables.
-Tu vas où alors ?
-A un vernissage. Tu peux venir, si tu veux. Enfin on ne se connaît pas, mais bon, c'est possible quand même.
-Mm, t'es la deuxième personne que je connais le mieux autour de cette table, tu sais. Je ne connais que Karim, et … justement, il s'en va.
Elle ne pouvait que le comprendre. Sortir sans boire, autant rester chez soi.
-On se voit en mars ?
Un rire et Karim sortit du bar.
-C'est officiel, tu es la seule personne que je connais ici. C'est sinistre.
-Tu me vois désolé de te quitter comme ça. Mais je m'en vais.
-Ok salut. Tu me dis ton nom de famille ?
#DisbonsoirKevin s'était refait un compte Facebook après la rupture. Au moment de cliquer sur valider, elle avait eu l'impression d'envoyer son soutien-gorge à la foule, d'avouer son misérable célibat à la face d'un monde de profils tous plus drôles et attirants les uns que les autres. En somme, elle ne s'y sentait pas très à l'aise. Mais il fallait avouer que pour retrouver n'importe qui, Facebook couplé de Google permettait d'obtenir satisfaction en moins de deux minutes.
-Ah non, je ne te donne pas mon nom, c'est bien trop tôt.
Il entra dans le bar pour payer. #DisbonsoirKevin buvait en regardant autour d'elle. Elle aurait pu rester et faire la conversation, elle savait le faire. Mais ça l'ennuyait terriblement et elle ne s'en sentait pas l'énergie. Elle avait tout donné pour s'impliquer dans un dialogue intéressant avec Quentin, et maintenant qu'il s'en allait, elle se sentait soudainement très fatiguée. A l'idée de rentrer chez elle cependant, pas assez tard pour se coucher, un peu trop tard pour proposer à d'autres de boire un coup, en admettant que ces autres soient disponibles, elle se sentit un moment perdue. Mais elle sut très vite ce qu'elle avait à faire. Après avoir rejoint un vieux pote à Beaubourg sans s'attendre à quoi que ce soit, en n'ayant rien prévu, aller à un vernissage semblait être la suite logique d'une soirée placée sous le signe du ballottement.
-Je paye aussi, tu m'attends ?
-Ah tu viens ? Ok.
Cache ta joie, pensa-t-elle. Mais en même temps il ne m'attire pas, alors pourquoi ça m'emmerderait ? De toute façon, je peux toujours décider de prendre ma ligne de métro au dernier moment, je verrai une fois arrivée à la station.

Sur le chemin il prit un appel.
-C'est où alors ? Stalingrad ? Ah bon ? Ok. Ah les anglais, là ? Ouais pourquoi pas. Non, non, je viens. Ouais, non, je suis avec quelqu'un qui me suit.
#DisbonsoirKevin n'avait plus tellement l'occasion, depuis que ses années d'adolescence étaient derrière elle, de faire de vrais doigts d'honneur bien sentis. Ça lui fit du bien de montrer sa main droite, majeur tendu, comme la meilleure réponse possible au connard qui était en face d'elle -même s'il fallait bien admettre qu'elle le suivait.
-Tu n'avais rien de prévu ce soir ? Tu t'es dit que tu allais suivre un inconnu dans Paris ?
-Non, je n'avais rien de prévu à part aller voir le film. Je me laisse porter.
-Comme un sac plastique. Ballotté par le vent.
-Ce n'est pas très classieux comme objet, mais oui, un peu comme ça. Comme le sac plastique d'American Beauty. Mais au fait tu as quel âge ?
-Pourquoi tu me demandes ça d'un coup ?
-Parce que je me suis demandée si tu allais comprendre la référence à American Beauty, les gens que je rencontre en ce moment ont vachement tendance à être jeunes.
-Tu me donnes quel âge ?
-Je sais pas, 30 ans ? Tu as l'air d'un bébé.
-Wouaw merci. Vive l'eau précieuse. Non, j'ai plus que 30 ans.
-32 ?
-Beaucoup plus.
-C'est impossible que tu aies plus que … 38 ans, quand même !
-J'ai 37 ans.
Ça, c'était une première depuis longtemps. #DisbonsoirKevin ne semblait rencontrer que de tout jeunes trentenaires depuis quelques mois. Ceux à qui le monde appartient.
-Et toi tu as quel âge ?
-35. Alors c’est où le vernissage ?
-En fait, là où je devais aller, c’est déjà fini, mais il y a un autre vernissage dans une galerie pas loin de chez moi. Je préfère, comme ça je rentre chez moi après, je ne voulais pas sortir ce soir de toute façon. Tu peux venir quand même.
-Ok, je ne sais pas, je vais voir une fois arrivée au métro.
-Ah ouais tu es comme ça.
-En fait non, c'est juste ce soir. Je n'ai pas mon fils alors je fais des trucs que je ne fais pas quand je suis avec lui … Oui, j'ai un enfant.
-Ce n'est pas grave, ça. Moi aussi j'en ai un.
Un grand gong résonna entre les deux oreilles d'Alice. Elle était sonnée.
-Et il est où là ton enfant ?
-Il est chez sa mère.

Un milliard de questions se bousculant dans sa tête, #DisbonsoirKevin acheta des tickets de métro et suivit Quentin dans une rame, perdue dans un torrent de pensées. C'était le moment qu'il avait choisi pour lui parler de ce qu'il faisait alors qu'elle voulait tout savoir de sa relation passée et présente avec la mère de son enfant, de leur séparation, de sa vie depuis, bref tout ce qui ne concernait pas ses projets artistiques, puisqu'il s'avérait qu'il était artiste.
-On ne devait pas sortir à Strasbourg-Saint-Denis ?
-Si, mais je vais passer chez moi changer de veste, j'ai trop froid là. Oui je sais, du coup c'est de plus en plus bizarre, tu vas aller chez moi alors qu'on ne se connaît pas. Mais bon je caille vraiment. Evite juste de me piquer de l'argenterie.
-Pas de problème, je déteste ça.
Elle adorait cette soirée. Ce genre de situation n'arrivait que dans les films. Sauf que des acteurs auraient été beaucoup plus beaux qu'eux deux ne l'étaient. Elle sentait bien qu'elle ne l'intéressait pas, et ça devait être cette petite déception qui lui donnait l'impression qu'elle s'intéressait à lui. Alors que si une fois debout droite comme un piquet dans son salon à attendre qu'il change de veste et finisse sa conversation téléphonique il lui avait sauté dessus pour l'embrasser, elle serait sans doute restée de marbre. Enfin, on ne le saurait jamais, parce que le temps qu'elle fasse rapidement le tour des lieux pendant qu'il disait bonne nuit à son fils et qu'il raccrochait, ils étaient déjà ressortis.
-Il a quel âge ton fils ?
-Trois ans.
-Et tu es dans cet appart depuis quand ?
-Trois ans. Du coup, si tu calcules bien …
-Vous vous êtes séparés tout de suite ?
-Oui.
-Et ça faisait combien de temps que vous étiez ensemble ?
-Quatorze ans.
C'était officiel, la vie de #DisbonsoirKevin prenait un tournant fictif. Ce mec était un personnage de film. Le fait qu'elle tombe sur lui et le suive était écrit quelque part. Mais alors pourquoi est-ce que ce n'était pas écrit qu'ils tombent éperdument amoureux l'un de l'autre tout de suite ? Quelque chose ne voulait pas coller au script. Foutue réalité.
-Bon, viens, on va boire une bière avant quand même. Comme ça tu vas pouvoir me poser toutes tes questions.
Trop galant.
Ils s'installèrent. #DisbonsoirKevin n'avait plus l'énergie de jouer à être fine et drôle, elle était trop abasourdie pour ça. Mais même si elle n'était plus très à l'aise et qu'elle sentait monter en elle la tristesse de ne pas être follement aimée par cet inconnu, elle aurait voulu que cet instant dure jusqu'au matin. Il y avait tout : une personne inconnue à découvrir, la sensation d'être avec un de ses pairs, l'agitation de la rue du Château d'Eau un samedi soir. Manquait un peu d'attrait physique mais depuis qu'il venait de mettre ses lunettes et qu'il semblait être un cran moins odieux, elle devait avouer qu'elle le trouvait drôle et qu'il avait de beaux yeux.
Elle se sentait rétrécir intérieurement, jusqu'à devenir un personnage qu'elle connaissait bien depuis un an, une étrange créature de sexe autrefois féminin, qui avait abandonné toute idée de revivre un jour un amour partagé, physiquement et émotionnellement. Cette créature, appelons-la Gerta (qui du reste est un très joli nom, puisque c'est celui de la petite fille qui sauve son ami dans le conte original de La Reine des Neiges), n'était pas ostentatoirement triste. Sa prise de pouvoir sur le moral de #DisbonsoirKevin ne se remarquait pas pour un œil inhabitué. Ni pour un œil habitué du reste, et de toute façon autour d'elle, personne ne la connaissait aussi bien que Tim, et elle ne vivait plus avec lui. (Ils avaient été capables, l'un l'autre, de lire dans leurs regards et dans leurs gestes si quelque chose avait altéré ne serait-ce que d'un micron le courant de leur humeur. Enfin, encore une fois, c’était ce qu'elle avait cru. Ça avait sûrement été vrai pendant une grande partie de leur histoire, elle voulait continuer de le penser, mais finalement dans un tel climat de confiance, il devient facile de commencer à mentir.)
Gerta avait pris possession de l'esprit de #DisbonsoirKevin, et c'était à chaque fois un soulagement, d'une tristesse immémoriale certes, mais qui reposait son esprit, alors qu'elle commençait à se jeter contre des murs mentaux. Elle posa toutes ses questions à Quentin, qui y répondit tranquillement, en la rassurant même un peu. Par une ou deux phrases qu'il prononça elle s’étonna de constater qu'il avait écouté ce qu'elle avait dit plus tôt, comme où elle habitait, ce qu'elle faisait. Si Gerta n'avait pas été aux commandes, la partie de son cerveau qui refuse de cesser de s'emballer comme une jeune adolescente aurait déjà fait sonner l'alerte et organisé une boum pour hurler sa joie sur le dancefloor. #DisbonsoirKevin ne pût s'empêcher de sourire, ce qui de l'extérieur devait sembler très sympathique, car elle savait que Gerta la protégeait et lui permettrait de rentrer se coucher une fois terminée sa mission : aller au bout de cette soirée. Maintenant qu'elle avait posé ses questions, elle était vide.
Ils traversèrent la rue, le fameux vernissage était réellement tout près de chez lui. Mais ce n'était pas une information qu'elle devait retenir, l'endroit où il habitait. Gerta fit le ménage. Un coup d'oeil rapide dans la galerie lui suffit, et, tentant de donner une dernière fois le change en singeant la jeune femme spirituelle et détachée qu'elle n'était pas, elle dit :
-C'est là que je m'en vais.
-Ok, salut.
-Salut.
Gerta se chargea d'anesthésier les plaies battantes de douleur qui ne manquaient pas de s'allumer une à une dans son cœur, et heureusement, cette scrupuleuse créature faisait un travail exceptionnel. #DisbonsoirKevin rentra chez elle sans rien ressentir. Elle fuma une dernière cigarette et se coucha, comme un robot en veille, sans qu'une seule pensée cohérente n'arrive à se former dans son esprit.




HIVER II


Le réveil affichait 7h04 la première fois qu'elle ouvrit les yeux. Puis 8h11, et enfin 9h45. Elle avait cru un instant ne jamais pouvoir se défaire d'un rêve où elle devait, avec plusieurs protagonistes de sa vie réelle, parents et anciens petits amis surtout, participer à des Jeux Olympiques dont les disciplines étaient moralement très discutables. #DisbonsoirKevin se sentit donc soulagée de retrouver les contours de la réalité. Une image floue, étrange, dérangeait pourtant son panorama mental, et elle mit du temps à en trouver la raison. Puis, d'un seul bloc, la soirée de la veille se figea devant elle. Une demi-douzaine de sentiments contradictoires la traversèrent : excitation, honte, soulagement, envie, attirance, répulsion … Elle cognait ou manquait de briser tout ce qu'elle touchait pour préparer son petit-déjeuner tant ses pensées étaient lourdes et aveuglantes. Elle se sentait traversée par les vents, et misérable de se sentir comme ça alors que l'autre, qui avait passé la même soirée qu'elle, devait probablement se réveiller en pensant la même chose que tous les matins. Sa vie à lui n'avait pas dû être chamboulée outre mesure par leur courte interaction.
Ça ne lui arrivait presque jamais avant la séparation, et depuis, c'était devenu assez courant. Elle vivait trop intensément des situations qui du point de vue des autres protagonistes devaient sembler au mieux un peu spéciales. C'est de cette certitude que naissait sa honte. #DisbonsoirKevin se savait aussi écorchée qu'un patient sur une table d'opération, elle se sentait seule en son genre dans un univers de peaux lisses, non sans failles, mais prudemment fermées, protégeant les tripes et le cœur et tous les organes essentiels qui nous permettent de vivre. A chaque fois, elle apprenait quelque chose, découvrait une vérité, se remettait en question. Le plus souvent, elle en pleurait. Elle n'avait jamais été à cette place et avait toujours cru que lorsque le « quitté » pleurait, il pleurait son bonheur perdu, son abandon, son amour non partagé. A présent, elle savait que l'on pleure aussi parfois pour pleurer, parfois pour dormir, parfois pour ne pas vomir, parfois parce qu'un geste, parce qu'une parole mal dite, parce que l'incertitude, parce qu'on s’est senti heureux un moment, ou parce que le passé, le vrai passé, l'enfance, revient toujours.

Dans un peu plus de 24 heures, elle retrouverait son fils. Encore une nuit. Elle n'avait pas l'énergie de prévoir quoi que ce soit et décida que ce dimanche serait rayé du calendrier. Vivre une journée oubliable, ce n’est pas ce qu'il y a de plus gratifiant, mais #DisbonsoirKevin s'était éteinte. Elle prit une douche, mangea, regarda des séries, sortit même un peu, salua peut-être une connaissance en se demandant comment on pouvait la voir telle qu'elle était à l'extérieur -normale- alors que son intérieur prenait tant de place et hurlait si fort, dans un cri muet, figé dans la douleur. Cette contradiction était une source d'étonnement sans cesse renouvelé.

Le lundi à 16h, elle sentit dans son estomac les drôles de papillons qui symbolisaient maintenant ses retrouvailles avec son fils. Ils étaient presque comme ceux d'un amour naissant, mais plus légers, moins troubles, moins bruyants. Elle savait qu'ils allaient être immédiatement soulagés, et qu'ils s'envoleraient pour ne revenir que deux semaines plus tard. Une semaine sur deux, leur fils allait chez Tim pendant quatre jours. Une semaine sur deux, il y allait deux jours. Même si elle devait reconnaître que, reposée et emplie d'une vie à elle, d'espaces et d'activités sans enfant, elle retrouvait son fils avec une joie et une disponibilité toute neuves, qui les rendaient heureux tous les deux, elle aurait troqué ça dans la minute pour revivre avec lui 24h sur 24. Mais il lui semblait tout aussi primordial qu'il voit son père et habite aussi avec lui, donc la garde partagée, qui, comme toutes les solutions de garde possibles n'était pas parfaite, avait été de manière banale ce qui répondait le mieux à toutes leurs attentes. Dernièrement, après quelques séances chez une pédopsychologue, Andy commençait à verbaliser un peu mieux ses émotions quant à la séparation de ses parents, et verbaliser semblait être à #DisbonsoirKevin le plus important des traitements de la douleur. Dommage que son premier réflexe à elle aussi ait été de murer certains sentiments dans une forteresse qu'elle croyait digne, avant de se rendre compte qu'elle la consumait à petit feu.

Deux jours plus tard, quand son réveil sonna à 7h00, elle ne mit pas longtemps à s'asseoir dans son lit et à s'étirer lentement. Allait commencer son moment préféré : le matin avant l'école, avec son fils. Elle irait dans sa chambre le réveiller doucement, et entrevoir en quelques secondes si le petit-déjeuner se passerait dans la joie ou dans l'affrontement. Mais elle était fraîche et disposée, après quatre jours sans lui, à encaisser l'affrontement. Elle se savait prête pour tout ce qu'il avait, tout ce qu'il était.
Elle irait ensuite prendre sa douche pendant qu'il jouerait, entre sa chambre et la salle de bain, où il venait s'installer sur un petit tabouret, rien que pour être dans son champ de vision, comme un chat qui vient nonchalamment se poser sur vos genoux en ayant l'air de dire que vos genoux lui appartiennent. Elle adorait la manière qu'avait son fils de disposer d'elle et de son corps comme si elle n'avait pas d'existence propre en dehors de lui, elle pouvait être à la fois un tabouret, une serviette, des bras aimants, une poubelle, un escabeau, un jukebox. Elle savait que ça ne durerait plus très longtemps, dans deux ou trois ans, il se serait tout à fait détaché d'elle physiquement, et ce serait d'ailleurs très bien, mais en attendant, même quand elle ne le laissait pas aller au bout de ses élans de propriétaire terrien, #DisbonsoirKevin savourait ces instants.
Après le petit déjeuner qu'ils prenaient face à face en écoutant la radio, après le petit coup d'accélérateur, plus ou moins intense selon les matins, pour se brosser les dents, mettre les chaussures et les vestes et sortir, ils se retrouvaient sur le trottoir. Andy lui tendait sa main pour qu'elle la prenne dans la sienne tout en parlant de cétacés ou de football, et ils marchaient entre sept et neuf minutes jusqu'à l'école.


HIVER III


-Maman, j'ai envie que papa et toi vous fassiez un bébé.
C'était un réflexe stupide et elle ne se l'expliquait pas vraiment, ça devait être une peur bourgeoise inscrite séculairement dans ses gènes, mais #DisbonsoirKevin se retourna pour voir si quelqu'un était assez près d'eux dans la rue pour entendre leur conversation. Elle se trouva prise de court en apercevant une silhouette qu'elle identifia comme féminine, et répondit d'abord assez bas.
-Eh ben, mon petit chat, papa et moi, faire un bébé, ce ne sera pas possible. Parce que pour faire un bébé, il faut être amoureux et vivre ensemble, et nous on n'est plus amoureux et on ne vit plus ensemble.
La personne les dépassa. #DisbonsoirKevin se sentit plus libre et plus sûre d'elle.
-Mais tu dis ça parce que tu aimerais bien avoir un petit frère ou une petite sœur ?
-Oui.
-Dans ce cas-là, tu sais, il est possible qu'un jour, papa avec une autre amoureuse ou moi avec un autre amoureux, on fasse un bébé, et alors tu auras un demi-frère ou une demi-soeur. Mais peut-être pas. On ne sait pas.
-Oui mais moi je ne voulais pas avoir deux maisons.
-Je sais, mon petit amour. Moi non plus.
-Ah bon ?
-Oui, je te l'ai déjà dit, moi je ne voulais pas qu'on se sépare, c'est papa qui voulait, mais ce sont des choses qui arrivent et c'est des histoires de grands, c’est comme ça. Malheureusement, c’est toi qui en pâtit, et ta vie a changé, et la mienne aussi. Et celle de papa aussi, en fait. Je suis désolée que tu sois triste à cause de ça. Tu sais, papa et moi on reste amis et on parle de toi, on se voit, on s'occupe de toi et surtout on t'aime et on est tes parents pour toujours. Tu vois moi par exemple, l'année dernière, j'étais très triste, je pleurais tout le temps, et aujourd'hui, ça va un peu mieux, il y a des gens qui m'ont aidée. Toi ce sera pareil, tu vas être un peu moins triste bientôt, tu vas t'habituer. Tu peux nous en parler quand tu veux. Et tu peux aussi en parler avec la psychologue, si tu veux, elle peut t'aider aussi, elle peut te dire des choses que moi je ne te dis pas. D'accord ?
Ils étaient arrivés devant la salle de classe, Andy l'avait écouté gravement, et il allait maintenant s'installer sur une chaise, léger, enthousiaste, après avoir embrassé sa mère avec désinvolture. C'était ça, l'amour filial, l'amour inconditionnel, la confiance qu'il avait en elle : sa désinvolture. Il était aussi aérien qu'elle était dense. Il ne se doutait pas de la vitesse et de l'efficacité avec lesquels le cerveau de sa mère avait fonctionné. Du poids de chaque mot qu'elle avait prononcé. Par exemple, elle avait choisi de dire « une amoureuse », pour Tim, alors que quelques semaines plus tôt, quand Andy disait qu'il ne voulait pas aller chez son père parce que Mathilde, sa copine, serait là, elle avait pris sur elle de faire les choses bien pour son fils en lui disant que si papa avait une « copine », il avait le droit d'avoir envie de la voir et de l'inviter à la maison. Le mot « amoureuse » était alors impossible à prononcer pour elle.
Elle avait accordé le crédit à Tim, pendant six mois, d'être tombé amoureux d'une fille qu'elle aurait bêtement qualifiée de « normale ». Une fille qui serait assez intéressante pour justifier qu'après l'avoir rencontrée, Tim se soit trouvé précipité sur la pente de la crise qu'ils traversaient tous les deux et brise son couple et sa famille pour être avec elle. Quand #DisbonsoirKevin avait appris des mois plus tard par un ami commun que cet élément déclencheur avait 22 ans, elle se rendit compte que « normale » voulait dire pour elle quelqu'un d'au moins 30 ans, qui aurait un peu de vécu, et qui par exemple fumait déjà en cachette quand Kurt Cobain s'était suicidé. Le 5 avril 1994, Mathilde prononçait peut-être sa première phrase simple, sujet-verbe-complément. Cette information avait bousculé tous les repères que #DisbonsoirKevin croyait avoir sur Tim, sur elle, sur la vie qu'elle menait. Un an plus tard, Mathilde était toujours dans le tableau, et #DisbonsoirKevin devait composer avec de dérangeantes similitudes entre son propre père et Tim. On n'est jamais vraiment sorti de l'enfance dans ce qu'elle a de plus sombre. On perd facilement l'enfant instinctif et obstinément joyeux, pour ne garder malheureusement qu'une impression prégnante de notre soumission au monde des adultes.
Si Mathilde était encore là dans trois ou quatre ans, ou si elle devait, horreur, tomber enceinte et vivre avec Tim, #DisbonsoirKevin serait obligée d'adouber sa présence dans la vie d'Andy, et elle le ferait probablement. Mais pour l'instant, et cet instant durait depuis un peu plus d'un an, elle ne pouvait pas admettre la réalité de cette personne. Et heureusement, pour l'instant, rien ne l'y obligeait.

Après avoir déposé son fils dans sa classe, #DisbonsoirKevin se dirigea vers le bar où un certain nombre de parents de l'école maternelle et primaire allaient avant de partir travailler. Prenait un café l'immense majorité de ceux, nombreux dans l'est parisien, qui avaient des professions indépendantes et en général dans le milieu de la culture. Ainsi s'était formé un groupe, auquel #DisbonsoirKevin appartenait, de photographes, graphistes, illustrateurs, traducteurs, comédiens, programmateurs de festivals, chefs d'entreprises web … une belle brochette de bobos, cools, beaux et ouverts d'esprit qui inspiraient sans doute, à raison, envie et énervement à pas mal de gens. #DisbonsoirKevin en était consciente, et elle s'était rendue compte que l'école publique lui avait permis, dans le petit village d’Alsace où elle avait grandi, de fréquenter des gens aussi différents d'elle que son entourage actuel lui était semblable. Et c'était forte de cette conviction, et tant que son fils n'était encore qu'en maternelle, certes dans le 93 mais dans un îlot de gentrification, qu'elle pouvait encore militer pour l'école publique. Bien assez vite, il ne serait entouré, comme elle, que par des gens qui lui ressembleraient.
Alors qu'elle poussait la porte du bar et aperçut un des parents présent presque tous les matins, celui-ci s'écria « Oh putain ! » en la voyant. #DisbonsoirKevin ne sut pas vraiment quelle attitude adopter d'abord, mais elle se souvint que le plus souvent, la décontraction et la plaisanterie représentaient le vocabulaire le plus approprié dans ce genre de situation. C'était la magie éternelle de ces cafés du matin, la légèreté des discussions, le ping-pong de blagues absurdes, la bonne entente, les partages de bons plans séries ou légumes bio. Chacun avait pris goût, depuis deux ans, à ces retrouvailles quotidiennes. Sans être réellement amis, pour la plupart, ou du moins pas pour les mêmes raisons que lorsqu'on se fait des amis pendant ses études, le petit groupe se connaissait de mieux en mieux et passait de plus en plus de moments ensemble. Il y avait bien sûr les moments avec enfants, planifiés ou non, retrouvailles imprévues au parc ou goûters d'anniversaires, mais s'organisaient aussi des dîners, des barbecues en été, des verres le soir, dans le même bar, leur bar. Un bar où, comme dans les films, le serveur connaissait tout le monde et où on le saluait en lui faisant la bise et en prenant des nouvelles de sa vie.
#DisbonsoirKevin devait se rendre compte, le temps passant depuis sa séparation, qui l'avait propulsée dans les bras ouverts de ces rendez-vous matinaux, que ces gens-là prenaient une place relativement importante dans son existence. Ils étaient tous « collègues de vie », en quelque sorte. Dans le même domaine culturel, du même âge ou presque, tous habillés avec personnalité et goût, ils avaient des enfants dans la même école et habitaient au même endroit. Et, détail non négligeable, ils étaient tous en couple. Jusqu'il y a peu, #DisbonsoirKevin faisait partie intégrante du groupe dans tous ses critères, mais aujourd'hui, son statut de mère célibataire lui pesait quotidiennement face à ce qu'elle appelait en secret « l'armée des clones ». Elle les aimait beaucoup, pour certains, avait noué avec d'autres un véritable début d'amitié, et aimait les voir régulièrement pour des activités non relatives à l'école. Cependant arrivait toujours un moment, quand il n'y en avait qu'un, où elle était renvoyée, par elle-même ou par eux, même s'ils étaient bienveillants, à sa différence. Les dommages que ces moments pouvaient causer sur son moral dépendaient énormément de sa fragilité émotionnelle au moment où ils se produisaient.
-Pourquoi tu as dit « Oh putain » comme ça ?
-Je sais pas …
Lui, elle l'aimait bien. Elle l'avait d'abord trouvé froid et distant, avant de se rendre compte qu'il était extrêmement drôle et pince-sans-rire. En plus d'avoir un corps très correct et d'être toujours habillé avec style, ce qui pour #DisbonsoirKevin constituait à peu de choses près l'homme idéal, dans une de ses variations. Elle comprit vite qu'il n'y aurait pas d'explications à son « Oh putain » et but son café dans une bonne humeur à peine feinte.
En rentrant chez elle pour travailler, et toute la journée durant, elle repensa à ce « Oh putain ». Comme beaucoup de filles, et de garçons peut-être, elle avait une tendance érotomane, et c'est cette part d'elle-même qui trouva une explication qui tenait autant la route qu'une vieille 2CV Citroën. Ce matin, elle était inhabituellement contente de ses cheveux, qu'elle avait lâchés et qui lui tombaient aux épaules. Elle avait mis du rouge à lèvres comme presque tous les jours, et elle s'était sentie assez jolie. Peut-être que lorsqu'il l'avait vue entrer dans le bar, il l'avait trouvée belle, mais comme il ne pouvait pas le lui dire -convenances-, l'exclamation était sortie toute seule.
#DisbonsoirKevin sourit, seule face à son ordinateur, à cette explication stupide et outrageusement narcissique.

Bien qu'il ne lui ait pas dit son nom de famille, elle avait retrouvé Quentin sur Facebook en moins d'une minute, en rentrant chez elle le samedi soir précédent. Elle aimait l'idée que cette soirée reste unique et qu'elle puisse éternellement s'y référer comme à une lettre que l'on conserve, une preuve que la vie réelle peut être sublimée, mais après plusieurs heures d’hésitation, le lendemain, elle avait cédé à la trivialité en lui envoyant quand même une demande d'amis. Elle avait aussitôt noyé sa honte dans une bière et calmé son agitation avec une cigarette. Le surlendemain seulement, il acceptait. Bien qu'elle en ressentit un pincement et dut faire le deuil de leur bulle parfaitement exécutée, #DisbonsoirKevin s'étonna de sentir son estomac faire un bon quand elle vit son nom s'afficher sur l'écran de son téléphone. Il lui avait envoyé un message. En même temps, c'était en quelque sorte maintenant ou jamais. Une soirée comme ça, ou on la garde au chaud pour ses vieux jours, ou il faut en exploiter très vite les possibilités, sinon elles retombent comme des cendres après une explosion.
« Tu m'as retrouvé »
Voilà qui était très décevant. Quand on choisit d'abandonner la vie éternelle et pure d'une divinité pour vivre parmi les mortels et leur crasse, leur verdeur, leur promiscuité, le mieux reste encore d'y aller à fond. Pas de tremper un orteil dans l'eau et de l'en ressortir, comme si on hésitait. #DisbonsoirKevin avait terni le souvenir des deux heures qu'ils avaient passé ensemble en lui envoyant sa demande sur Facebook. Mais à partir de là, s'il acceptait, elle était prête pour le combat de boue, pour se salir les mains et entrer dans une interaction humaine banale et imparfaite. Jusque là où cette interaction la mènerait. Par son « Tu m'as retrouvé », il ne faisait que renoncer à leur divinité tout en refusant d'entrer complètement dans l'arène. Il aurait pu ne rien dire, et le statut de leur rencontre serait encore resté exceptionnel, mais dès lors qu'il y avait échange de mots, écrits, postérieurs à leur soirée, tout était à rebâtir depuis le début et on ne rebâtissait rien avec un « Tu m'as retrouvé ». Qu'est-ce qu'on pouvait répondre à ça en restant fin et spirituel ? Rien. Est-ce que ça faisait avancer l'histoire ne serait-ce que d'un iota ? Non. Qu'est-ce que l'on avait à y perdre ? Tout.
#DisbonsoirKevin ne put s'y résigner. Elle était généralement prête à se tourner en ridicule, mais devant une audience en chair et en os. L'écrit était l'ennemi mortel de l'autodérision. A l'écrit il valait mieux être drôle et sûr de soi, avenant mais pas trop, et même si les smileys aidaient maintenant à rajouter des intonations sur les phrases, le langage était quand même très limité, et le devenait encore plus quand il s'agissait de correspondre avec, somme toute, une personne inconnue. Elle ferma la fenêtre de messagerie instantanée, et alla flâner sur la page d'un ancien collègue qui avait monté sa maison d'édition. Régulièrement, comme un réflexe pavlovien, elle tapait son nom et allait sur sa page, inexorablement vide de photos de lui et pleine de photos de livres.
Quand elle avait rencontré Tim, elle travaillait pour un site internet, un site media sur la culture. Ça avait été son premier vrai travail et elle s'était souvent dit qu'elle avait eu de la chance : à deux mois près, Tim l'aurait rencontrée alors qu'elle était encore l'incapable gamine qui avait peur de tout et surtout de postuler pour un boulot, et qui se demandait comment elle allait faire pour se sortir de cette injonction. Elle voulait travailler, mais elle ne pouvait pas chercher du travail, c'était au-dessus de ses forces, et elle se détestait pour ça. Puis, comme souvent, son arrivée dans ce fameux monde du vrai travail se fit très simplement, après sa réponse à une annonce et un entretien, et d'une semaine à l'autre elle avait trouvé une raison d'exister et acheté une carte orange. Quand Tim, qui travaillait, lui, depuis 3 ans, était tombé amoureux d'elle, elle s'était sentie son égale, mais de justesse.
Il avait été très vite évident, pour tous les deux, que leur amour était immense. #DisbonsoirKevin s'était résignée, dans son histoire précédente, à accepter que l'amour ne soit finalement que la fatalité d'un sentiment contre lequel on ne peut rien, à part attendre qu'il se fane tout seul pour que l'on puisse quitter l'autre sans trop souffrir, ce qu'elle avait fait. En souffrant plus qu'elle ne l'avait imaginé. Mais avec Tim elle constata qu'elle n'avait tout simplement jamais connu cet amour-là. Et apparemment -elle le pensait toujours aujourd’hui- lui non plus. Les premiers mois et même les premières années de leur relation, #DisbonsoirKevin ressentait véritablement le bonheur traverser son corps et laisser des traces de son passage partout dans ses entrailles. Il serait faux de dire que la souffrance leur était étrangère, mais le sentiment amoureux qu'elle avait eu pour Tim -et maintenant elle faisait l'effort d'y penser séparément du sentiment amoureux que lui avait eu pour elle-, était titanesque.
Cela n'avait pas empêché, deux mois à peine après le début de leur histoire, qu'elle tombe amoureuse du rédacteur en chef adjoint du site media pour lequel elle travaillait. L'issue était très simple, même si douloureuse, et elle avait fait son choix. Mais #DisbonsoirKevin ne s'était pas attendue à ce que Maxime se manifeste régulièrement, durant toute sa relation avec Tim, dans des rêves de retrouvailles amoureuses dont elle mettait toujours quelques jours à se défaire.
Ils étaient partis couvrir un festival, lui à l'écrit, elle en vidéo, avec un autre journaliste. Pendant 5 jours, courir toute la journée de stand en stand, d'interview en interview, rentrer pour monter la vidéo du jour dans l'urgence, manger des pizzas une fois le travail terminé et ronfler tous les trois dans la même chambre, quand il ne fallait pas emmener l'ordinateur portable et aller se garer à 20 centimètres du mur du McDonald en pleine nuit pour pouvoir uploader la vidéo sur le serveur parce que la connexion chez l'habitant était trop mauvaise... des situations qui les avaient menés, elle comme lui, c'était l’impression qu'elle avait eu en tout cas, à tomber un peu amoureux. Elle se souvenait très clairement du « check » qu'ils s'étaient fait tristement devant la porte de son immeuble, quand la rédactrice en chef, qui était venue les chercher à la gare, les avait raccompagnés chacun chez lui.
#DisbonsoirKevin s'était dit qu'après avoir retrouvé Tim, elle retournerait au boulot et constaterait qu'il ne restait rien de son petit béguin. Elle n'avait eu aucun cas de conscience, il ne s'était rien passé et ne se passerait jamais rien, mais elle avait largement surestimé la facilité avec laquelle elle pensait pouvoir oublier ce sentiment naissant. Le jour de son retour au travail, alors qu'elle empruntait le couloir qui, en tournant sur la gauche, débouchait sur la rédaction pile en face du bureau de Maxime, elle était encore confiante, même si son cœur battait dans sa poitrine comme une brute enfermée dans une cage. Et la brute fut libérée dès qu'elle le vit à son bureau, lever les yeux sur elle. Ça n'avait pas du tout été simple. Elle avait réussi à enrayer la machine avec le temps, mais il lui était toujours resté un goût de regret et d'inachevé, assurément à l'origine des rêves réguliers et à la signification limpide qu'elle faisait depuis.
Maxime avait été, naturellement, la première personne à qui elle avait pensé quand elle s'était aperçu qu'elle n'était plus dans une relation qui impliquait la monogamie -puisqu'elle n'était plus dans une relation, tout court. #DisbonsoirKevin lui avait envoyé, en un an, trois messages. Deux mails, et un message via cette horreur de messagerie instantanée sur Facebook. Détachés, très courts, une phrase en général seulement pour lui signifier qu'elle aurait aimé avoir des nouvelles et pourquoi pas boire un café. Il n'avait pas répondu.
Elle pouvait espérer le revoir à l'occasion d'une action en justice, démarrée aux Prud'hommes et qui continuait au Tribunal de Grande Instance, que toute la rédaction du site intentait contre son ancien employeur. Ça faisait des années que ça durait, et ça avait permis à quelques uns, venus assister aux audiences, de se retrouver comme d'anciens étudiants d'une même école, qui découvrent qui a changé de branche, qui a évolué dans quoi ou qui a fait un enfant. En l'occurence, #DisbonsoirKevin savait qu'il avait monté sa maison d'édition, et qu'il avait eu une fille avec une de leurs anciennes collègues. Que d'ailleurs elle aimait bien, même si elle ne la connaissait que très peu.
#DisbonsoirKevin avait d'abord revu Maxime deux ou trois fois seul, après qu'elle ait quitté le site, parce qu'il avait accepté de relire une bande-dessinée dans laquelle elle s'était lancée. Ça avait été un très bon prétexte, et lorsque sa BD fut achevée, elle regretta immédiatement de ne plus avoir d'autre raison que le tribunal pour le voir, ce qui représentait à peine une date par an, et encore. La prochaine audience aurait lieu en juillet. Dieu que l'appareil judiciaire était lent.
Comme il n'avait répondu à aucun de ses messages, #DisbonsoirKevin avait essayé de revenir un peu à la réalité en se racontant une petite histoire qui avait toutes les chances d'être vraie. S'il était encore avec sa copine, ce qui semblait être le cas d'après une photo qu'elle avait trouvée sur internet, il y avait une grande probabilité pour qu'ils aient déjà, ou soient en train de faire, un deuxième enfant. La photo datait de deux ans à peine. Ils étaient tous les deux, avec une autre personne, sur une estrade du genre Salon du Livre, tout sourire, naturels. Dans le cadre de leur boulot, certainement, ou de son boulot à lui, auquel elle participait. #DisbonsoirKevin imaginait, lisait sur leurs visages l'entente, le partage, et quand elle rajoutait à ça l'idée d'un deuxième enfant, elle se sentait brutalement détachée, étrangère, perdue pour lui. Ils ne parlaient et ne parleraient plus jamais la même langue.
Ce petit conte marchait bien, et Gerta, l'asexuée créature intérieure qui était toujours enthousiaste à l'idée de laisser tomber les fantasmes de bonheur, aimait beaucoup se la raconter. Cependant, cela n'avait pas empêché #DisbonsoirKevin, dans un élan contraire, de penser qu'il ne répondait pas parce qu'il savait, d'une manière ou d'une autre, qu'elle était séparée, et qu'il ne voulait pas se mettre en danger en la voyant. Gerta et l'érotomane cohabitaient donc paisiblement dans la tête de #DisbonsoirKevin, qui ne savait plus qui elle était réellement.






PRINTEMPS I


Les semaines de fin d'hiver se suivirent jusqu'à ce qu'enfin l'air se charge de lumière et que les surfaces des objets et des êtres humains se réchauffent sous les rayons du soleil. Les premiers jours de beau temps, #DisbonsoirKevin fut habitée par une sensation bizarre. Ni triste ni gaie, une simple impression d'inédit, d'excitation. Mais il ne s'était rien passé dans sa vie, qu'elle aimait garder la plus plate possible (en l'absence de sommets de bonheur, autant éviter les abysses), qui puisse justifier cet arrière-goût. C'est un matin devant son armoire qu'elle se rendit compte, alors qu'un rayon venait frapper une pile de T-shirts à manches courtes, qu'elle vivait son premier printemps dans cet appartement.
Elle y avait emménagé en juillet. Avant ça, pendant six mois, elle était restée dans la maison, et Tim habitait un petit studio qu'on lui avait prêté dans Paris. Aujourd'hui elle n'avait pas de souvenir distinct de ces six mois, et si elle essayait d'en avoir, une tristesse insondable la terrassait immédiatement, alors elle ne se forçait plus à penser à sa maison. Elle pouvait raconter, quand elle rencontrait quelqu'un qui ne savait pas, des faits administratifs comme : « On a acheté une maison, on a fait deux fois des travaux dedans pour l'agrandir. On a tout refait de la cave au toit et tout choisi ensemble, la place des interrupteurs, les plinthes, les sols, la couleur des joints de carrelage de la salle de bain, le nombre de prises, tout. Puis quatre mois après la fin des derniers travaux, Tim m'a quittée »
#DisbonsoirKevin savait bien que cet enchaînement d'informations faisait son petit effet. Mais le pire, pensait-elle toujours, c'est qu'elle ne travestissait rien, et que si ça faisait son petit effet sur une audience non impliquée, ça avait eu sur elle l'effet d'un piano à queue lui tombant sur la tête comme dans les bons vieux gags, drôles et cruels. Ces évènements juxtaposés de manière absurde, humoristique, s'étaient produits, dans cet ordre-là. Elle en avait été profondément choquée, et elle l'était encore, comme une poule à qui on vient de couper la tête et qui déambule dans la cour de la ferme à la recherche de ce qui faisait d'elle un être entier.

Les vacances de pâques arrivèrent.
Tim était venu chercher Andy, ils allaient partir une semaine dans la maison de vacances de ses parents, à Arcachon. Elle les regardait s'éloigner sur le trottoir. Les jouets qu'Andy avait disposés sur le tapis à motif route de sa chambre ressemblaient à un arrêt sur image. #DisbonsoirKevin se baissa pour les ranger, dans un recueillement hésitant entre les larmes et la résignation. Avant qu'ils s'en aillent, Tim avait lu un livre à Andy sur le canapé, dans la pièce principale de son petit appartement, et elle les avait pris en photo. C'était encore une de ces situations qui aurait pu avoir eu lieu deux ans plus tôt, chez eux. Sauf qu'aujourd'hui, elle avait pris une photo du père de son fils qui était de passage chez elle, et pas une photo de son amour en train de lire à leur enfant. Il avait d'ailleurs gardé sa veste.
Les jouets rangés et la chambre d'Andy figée dans une pause temporelle, en attente de son retour, #DisbonsoirKevin s'installa à son bureau. Elle travaillait en ce moment sur le sequel d'une série qu'elle regardait quand elle avait quatorze ans. C'était presque touchant d'avoir retrouvé ces personnages qui avaient son âge à l'époque, et avaient son âge à nouveau aujourd'hui. C'était comme retrouver des membres de la famille. #DisbonsoirKevin adorait cette série parce qu'elle se passait à San Francisco dans une maison remplie de gens, enfants et adultes. Dont rien de moins que trois figures paternelles. Pour #DisbonsoirKevin, qui vivait seule avec sa mère, c'était le rêve dans lequel elle aimait faire semblant de vivre, pendant les vingt minutes que durait un épisode.
Quand un studio de doublage pour qui elle travaillait lui avait proposé de traduire cette série, elle avait dû calmer un peu son enthousiasme au téléphone, et avait évidemment accepté. C'était rare, du reste, qu'elle refuse du boulot. Elle travaillait dessus avec deux autres adaptatrices qui avaient, elle l'avait découvert au fil de leurs échanges, environ dix ans de moins qu'elle et ne connaissaient pas la série d'origine. Ce boulot s'était donc ajouté à la liste des évènements, faits, personnes, anecdotes, qui lui rappelaient que même si elle ne s'était pas vraiment vue passer de vingt cinq à trente cinq ans, ou en tout cas ne voyait pas, intérieurement, en quoi ça changeait quelque chose, les années s'étaient additionnées, et cela avait quelques conséquences qu'il lui fallait bien prendre en compte. Comme le fait d'adopter une attitude plus digne et réservée dans certaines situations, de ne plus trop se maquiller, même si elle n'avait jamais forcé là-dessus, de rentrer chez soi ou de boire de l'eau quand on commence à être excessivement ivre, ou de découvrir qu'on a maintenant une intonation bienveillante et paternaliste ridicule quand on parle avec de jeunes vingtenaires. Et le prisme de l’existence devenait soudain de plus en plus complexe, parce qu'en même temps qu'elle voyait évoluer ces choses extérieures, #DisbonsoirKevin se sentait toujours, intérieurement, quand elle interagissait avec des gens quel que soit leur âge, impressionnée ou attirée de la même manière qu'avant, c'est-à-dire comme une toute petite fille.
La machine à laver avait fini de tourner, et le timing était parfait. #DisbonsoirKevin butait sur une blague, la pause « étendage de linge » lui permettrait sans doute de trouver une solution. L'un des adolescents de la série devait poster une vidéo sur internet, mais il disait que la technologie ça n'avait jamais vraiment été son truc, et que par exemple il avait longtemps cru que wifi était une question. En version originale ça donnait « i used to think wifi was a question », et ça marchait très bien puisque qu'on prononce waï-faï en anglais et que ça ressemble à why. Seulement en français, on dit wifi, avec des i.
Ça ne lui prit pas longtemps, et à la moitié de la machine elle retourna à son bureau. Le garçon dirait « Je croyais que wifi c'était une marque de chaîne hifi. » Finalement, c'était assez facile à trouver et ça rentrait bien dans les battements des lèvres. Bref, un casse-tête pas si difficile tout compte fait, mais #DisbonsoirKevin aimait toujours réussir à se sortir de ces petites énigmes à résoudre. Elle adorait son travail.

Quelques jours plus tard, alors qu'elle adaptait un épisode d'une autre série, une série historique anglaise, cette fois, qui se passait en Cornouailles au 18e siècle, son téléphone vibra. Tim lui envoyait des nouvelles et des photos d'Andy dans la maison d'Arcachon et sur la plage. #DisbonsoirKevin sentit tout son esprit se crisper dans une position de défense. Il le fallait, pour la protéger du pouvoir destructeur qu'avaient ces images. Derrière son fils, autour de lui, elle reconnaissait les pièces et les paysages d'une vie qui avait été la sienne avant, et qu'elle avait pensé vivre longtemps, éternellement peut-être.
Venant d'une famille dont les membres s'envisageaient un peu comme des îles, solitaires, reliées les unes aux autres par des passerelles plus ou moins solides et praticables, #DisbonsoirKevin avait apprécié d'entrer, petit à petit, dans cette famille énorme dont le noyau, c'est-à-dire parents, enfants et leurs conjoints, et petits-enfants, représentaient une vingtaine de personnes. Et où, jusqu'à sa séparation d'avec Tim, tout avait les contours parfaits d'un film de noël américain. Les couples de frères et sœurs de Tim étaient formés depuis une vingtaine d'années, avaient deux ou trois enfants, habitaient des maisons ou de grands appartements dont ils étaient propriétaires. #DisbonsoirKevin avait été amusée, comme lorsqu'on joue à être quelqu'un d'autre quand on est enfant, de faire partie de ce paysage. Mais avec les années, l'amusement et la sincérité de ses sentiments, pas toujours faciles, pour cette famille s'étaient confondus, et elle avait commencé à avoir un sentiment d'appartenance réel à cette immense tribu, cousins et grands-parents compris.
Quand Tim l'avait quittée, elle avait étrangement pensé à la maison d'Arcachon en premier. Elle s'était dit, mais sans parvenir à y croire, qu'elle ne passerait plus de vacances d'été là-bas avec toute la famille. Le temps passé, depuis plus d'un an, n'avait pas vraiment réussi à la faire réaliser que cette famille n'était plus la sienne, mais seulement celle de son fils, à présent. Il fallait qu'elle se répète souvent qu'elle n'était plus pour eux que la mère d'Andy, l'un des neufs petits cousins.
C'était d'autant plus douloureux que la mère de #DisbonsoirKevin avait gardé, et après le divorce, et après la mort de son père, des relations avec sa belle-famille. Et d'après les souvenirs de #DisbonsoirKevin, ils avaient toujours eu, et continuaient d'avoir, des relations suivies et amicales. Elle n'avait donc pas grandi dans les carcans bourgeois qui étaient ceux des parents de Tim, pour qui l'étiquette et la place de chacun primaient sur l'affect et les sentiments, et elle en faisait les frais aujourd'hui, écartée, spectatrice, impuissante et triste.


PRINTEMPS II


La veille du retour d'Andy, #DisbonsoirKevin était invitée à un barbecue chez des amis du groupe de parents. Il faisait beau, et la perspective de passer la journée à boire et manger dans un jardin au soleil avec plusieurs personnes lui faisait un peu oublier à quel point elle avait hâte de retrouver son fils le lendemain.
Lorsqu'elle arriva, elle reconnu les têtes habituelles, et même, week-end oblige, les couples habituels, contrairement aux cafés du matin, où très souvent ne se rendait qu'un seul des deux parents, celui qui avait accompagné son enfant à l'école. #DisbonsoirKevin avait durci son cuir face à l'adversité de cet entourage hégémonique, et dans une situation comme celle-ci, où elle venait non seulement non accompagnée d'un partenaire amoureux mais également sans enfant, son statut était tellement à l'opposé de celui des autres qu'il l'aidait à prendre sa place dans le groupe.
Sur la douzaine d'invités présents, elle en connaissait une grande majorité, et dans quelques temps, le vin aidant, elle aurait l'énergie et la confiance nécessaires pour aller à la rencontre de ceux qu'elle ne connaissait pas.

Devant une table remplie de salades de crudités en tout genre se trouvait un homme qu'elle n'avait jamais vu. Après présentation, ils se rendirent compte qu'ils venaient d'Alsace tous les deux, et se lancèrent dans une grande conversation sur leurs souvenirs, leur enfance là-bas, la région et ses beautés, Strasbourg.
#DisbonsoirKevin sentait sur eux les regards des autres, même discrets. Elle savait bien ce qui passait par toutes les têtes, y compris la sienne, à ce moment-là. Voilà deux personnes célibataires, qui partagent visiblement quelque chose, une même origine par exemple, et qui pourraient très bien finir par partager beaucoup plus (smiley qui fait un clin d'oeil). Le rêve d'union amoureuse transpire dans tout l'espace sociétal, manipule jusqu'aux esprits les plus indépendants, pour faire croire que le couple est le but qu'une vie se doit d'atteindre. #DisbonsoirKevin, comme la plupart des gens, n'était pas assez forte pour ne pas se faire avoir. Elle pensait à la même chose que ses amis présents au barbecue, sauf qu'elle, au moins, avait la réponse. Non, c'était aussi simple que ça, il ne l'attirait pas. A partir de là, il n'y avait plus rien à espérer, ni plus aucun risque, et elle pouvait continuer à parler avec légèreté.
-Avec le temps je me suis rendue compte que j'avais eu de la chance de grandir à la campagne, à l'orée de la forêt, comme ça. Je détestais ça quand j'étais petite, j'aurais voulu habiter à Strasbourg, et il m'a fallu des années avant d'apprécier ce que j'avais eu, mais maintenant, je suis contente.
-Oui, c’est vraiment une très belle région. Moi j'ai grandi à la Robertsau, c'était très calme aussi. Et très bourgeois, mais j'ai de supers souvenirs.
-J'ai pas mal envie d'y retourner, en ce moment. Enfin j'y pense. On serait près de chez ma mère, mon fils pourrait grandir dans une ville à taille humaine, ce qui n'est pas négligeable.
Un ami, qui était près d'eux, se retourna et entra dans la conversation.
-Ah mais tu ne peux pas partir ! On a besoin d'une célibataire déprimée, dans tous les bons groupes il y en a une !
C'était une bonne blague, #DisbonsoirKevin le savait, et elle ne prit pas la peine de se demander comment réagir. Mais son rire voilait à peine la claque dont elle était en train de se remettre. Elle s'inquiéta qu'on le remarque et entra dans la maison pour aller aux toilettes.
Un peu d'isolement lui fit du bien. Elle aimait beaucoup cette maison, et ses propriétaires. Eux, s'ils devaient se séparer, elle le vivrait sans doute comme si ses parents divorçaient à nouveau. Il y en avait, comme ça, qui semblaient partager une vie non exempte de failles ou de tension, mais également pleine de tendresse, sans que leur couple uni ne l'écrase. Il y en avait d'autres dont elle se demandait ce qu'ils faisaient ensemble, et il y avait ceux qui l'énervaient tout bonnement.
Ce qui l'avait surprise, surtout, c'est que même pour rire, on dise d'elle qu'elle était déprimée. Ça devait sans doute être en rapport direct avec son célibat, et bien sûr avec le fait qu'elle ait été quittée. Mais elle n'avait jamais pleuré devant eux, n'avait pas abandonné le bon sens vestimentaire, avait géré son relogement, son fils, son déménagement sans défaut d'organisation pour cause d'état dépressif, elle ne parlait plus tellement de sa séparation -les gens devaient même croire qu'elle s'en était remise-, enfin elle faisait de moins en moins la gueule en public et ne l'avait d'ailleurs pas beaucoup fait. Parce qu'afficher un visage triste était pour elle comme pleurer devant quelqu'un. C'étaient des choses qu'elle ne faisait qu'avec très peu de gens, des amis si intimes qu'être avec eux était un peu comme être toute seule.
La blague n'était pas méchante, et celui qui l'avait prononcé était quelqu'un d'adorable, elle ne pouvait pas lui en vouloir. Mais la légèreté avec laquelle ils prononçaient des phrases comme celle-ci mettait un mur entre elle et eux. Tout comme, pendant plusieurs années après la mort de son père, il y avait eu un mur entre elle et ceux qu'elle appelait rageusement « les épargnés ». Aujourd'hui elle n'en voulait plus aux autres d'ignorer ce qu'elle traversait, mais la solitude vers laquelle leur différence la renvoyait était absolue.



PRINTEMPS III


L'air était chaud dans la rue préférée de #DisbonsoirKevin, une petite rue bordée d'arbres de taille moyenne et de maisons ou d'immeubles assez bas. Quand elle avait cherché un appartement, elle avait espéré tomber sur une annonce dans cette rue. C'était son amie Adèle qui y avait trouvé un grand deux pièces pour elle et sa fille quand elle s'était séparée de son mari. Et aujourd'hui, Adèle, au début de son deuxième trimestre de grossesse, déménageait.
Jules, le nouvel amoureux, et bientôt père pour la troisième fois, qui se lançait dans l'aventure de la famille recomposée à trois, puis quatre enfants, avec Adèle, était à côté de la camionnette, portes arrières ouvertes. #DisbonsoirKevin, bien qu'elle considérait n'avoir pas son mot à dire, donnait son entière bénédiction au choix d'Adèle d'aimer cet homme. Elle les savait heureux, tous les deux. Ils avaient, comme elle, selon leurs scénarios respectifs, connu la destruction et l'anéantissement, la déception et la peur. Puis, au terme des années de purgatoire qu'on semblait devoir connaître après que sa vie se soit effondrée, ils s'étaient trouvés, avaient joué au chat et à la souris, puis avaient enfin succombé à ce qui leur tombait dessus : ni plus ni moins qu'une innocence retrouvée, celle qui vient de pair avec l'amour naissant. Seulement, forts de leurs blessures, ils vivaient leur engagement l'un envers l'autre avec une légèreté qu'on ne peut pas trouver chez les couples qui commencent non seulement leur relation mais leur vie ensemble. Ils semblaient affranchis, prêts à tout, et même, et surtout, à souffrir. Il flottait en leur compagnie un vent des possibles, une simplicité que #DisbonsoirKevin aimait à respirer.
Elle se retenait de les observer comme on observe l'avenir dans une boule de cristal, et se répétait comme un mantra « Ceci n'est pas une prédiction. Le couple en soi n’est pas un but. Le but, c'est -- » Elle avait du mal à dire « le bonheur », même dans sa tête. Ça sonnait comme un gros mot, une injure. Elle aurait préféré dire « la sérénité », « l'épanouissement », mais l'un faisant trop beatnik new age et l'autre trop self-development à l'américaine. Elle n'avait donc pas encore trouvé le mot juste. Ce qui s'en rapprochait le plus était un terme allemand, intraduisible, Gemütlichkeit, dont elle avait trouvé la définition suivante sur wikipedia : La gemütlichkeit caractérise une atmosphère et un environnement chaleureux, qui procure une impression de bien-être. Elle est synonyme de modération, de sécurité, de quiétude et d'insouciance. Elle est le calme après la tempête. La gemütlichkeit est incompatible avec l'énervement, les disputes, les soucis que l'on s'impose. Elle l’est également avec le travail difficile, qui certes peut mener à un état de gemütlichkeit, mais qui ne peut s’y retrouver. Dans l'art, la gemütlichkeit peut être représentée de façon kitsch par l'absence de conflit par exemple. #DisbonsoirKevin croyait en la Gemütlichkeit. Tout, dans cette définition de wikipedia, lui convenait et la transportait vers un paysage de vertes prairies ensoleillées. Un grand classique, avec la plage tropicale, de l'image de la félicité.

Adèle semblait perdue au milieu des cartons à moitiés fermés et des caisses débordantes d'affaires entreposées de manière anarchique. En robe d'été, sa silhouette de femme enceinte respirait le bien-être et une douceur hamiltonienne, en contraste implacable avec l'anxiété qui se lisait sur son visage.
-Oh merci ma belle, tu me sauves ! Je n'arrive pas à fermer mes cartons, j'ai encore toute la cuisine à emballer, et Jules n'a la camionnette que jusqu'à ce soir.
-Pas de problème, c'est parti pour les fourchettes !
-Tu ne devais pas avoir Andy ce week-end ?
-Si mais Tim s'en va quelques jours la semaine prochaine, du coup il l'a pris jusqu'à dimanche pour que la séparation ne soit pas trop longue.
-Ah d'accord. Et ça ne te dérange pas ?
-Non, pas du tout.
#DisbonsoirKevin ne mentait pas, Tim et elle se respectaient et respectaient leur engagement envers leur fils, et ce qui concernait leur équipe parentale n'intervenait pas dans le processus de guérison de son cœur blessé. Elle se disait bien qu'un jour ils finiraient par s'éloigner enfin et que leur relation présente était une transition par laquelle tous les trois, Andy, Tim et elle, devaient passer. Au fur et à mesure que leurs histoires d'adultes prendraient plus de place et que leur fils deviendrait un grand garçon, leur lien se distendrait sûrement, jusqu'à prendre peut-être la forme d'une relation avec un correspondant étranger.
Quelques mois plus tôt encore, elle se demandait si le fait de s'envoyer quotidiennement des messages à propos d'Andy n'était pas comme le boulet qu'un prisonnier traîne péniblement derrière lui, tout en ayant conscience qu'elle n'envisageait pas de faire autrement. #DisbonsoirKevin sentait qu'elle avait besoin de ce lien, et Tim avait étrangement l'air d'y tenir aussi. Elle savait qu'il se sentait extrêmement coupable, et même si cela la laissait indifférente, elle avait hâte qu'il digère sa culpabilité et qu'elle-même se remette de sa douleur, pour revenir à la vie comme on sort d'une longue maladie. C'étaient d'ailleurs sans doute là deux processus complètement interdépendants. On n'en était encore qu'au début, mais presque une année et demi était passée déjà depuis qu'il était parti de la maison un jour de février.
#DisbonsoirKevin se souvenait clairement que pendant les dix premières années après la mort de son père, elle avait une conscience très nette de chaque anniversaire qui venait s'additionner aux autres. Sa vie entière, d'ailleurs, s'était positionnée par rapport à cette date, qui marquait d'un trait précis l'avant et l'après. Puis il y avait eu la naissance d'Andy, date évidemment extraordinaire. Mais les évènements heureux n'ont pas, on peut le déplorer, la force d'un drame pour marquer une vie. La naissance d'Andy était un souvenir mémorable, mais l'était bien plus la vie d'Andy depuis ce jour-là, et la façon dont elle gravait profondément celle de #DisbonsoirKevin, jour après jour, minute après minute. Andy n'était pas une date majeure, Andy était majeur, et il n'y avait pas d'après Andy.
Maintenant elle avait une nouvelle date majeure dans sa frise temporelle. Et tout événement postérieur s'adosserait à cette date comme un coureur posté sur ses marques avant le départ d'une course. Un an et demi plus tard, elle contemplait le chemin parcouru, étonnée de se découvrir encore loin de la ligne d'arrivée, mais reconnaissante que la partie la plus accidentée de la piste soit derrière elle.
-Et ça va Andy en ce moment ? Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu. Tu viendras avec lui un week-end, dans ma nouvelle maison, hein ?
-Mais oui bien sûr, dans ta maison trop rock n'roll de famille recomposée !
#DisbonsoirKevin adorait cette idée.
-Andy ca va, il a hâte d'être en vacances à la fin de la semaine, mais je trouve qu'il a super bien tenu la distance depuis la fin des vacances de pâques. Et puis la psy ça l'a beaucoup aidé aussi. Il a fait sa dernière séance hier, et d'ailleurs on va la voir demain, Tim et moi, pour qu'elle nous fasse un petit compte-rendu. J'ai l'impression d'être dans les années 50 et d'aller voir le psy de ma femme pour qu'il me raconte tous ses secrets, c'est bizarre.
Jules faisait des allers-retours entre le deuxième étage et le trottoir derrière la camionnette. #DisbonsoirKevin ne se censurait pas devant lui. Jules avait dès le départ atteint un niveau de confidentialité proche de celui d'Adèle, puisqu'à présent, passer du temps avec elle impliquait de passer une partie de ce temps en sa compagnie aussi. Depuis l'adolescence et l'amitié fusionnelle qu'elle avait connue avec une rouquine du nom de Gladys, #DisbonsoirKevin n'avait aucun souci à façonner un groupe à trois composé d'elle, de son amie et de l'amoureux de son amie. Leurs liens étaient naturels et détendus, leur complicité évidente et sincère. Enfin, c'est comme cela qu'elle le ressentait à la place de la fille « libre », mais lorsqu'elle s'était trouvée à la place de celle qui a un amoureux, quand Adèle venait la voir et que Tim était là, #DisbonsoirKevin s'était toujours sentie mal à l'aise. Il y avait trop d'intimité entre elle et chacun d'entre eux, deux intimités démarquées par une différence capitale : l'une resterait sans doute à jamais son amie, alors que l'amour qu'elle partageait avec l'autre, aussi absolu et éternel paraissait-il, pouvait disparaître en quelques mois et ne laisser qu'un vague souvenir de son odeur. Pourtant, Tim était sa vie, alors qu'Adèle faisait tout simplement partie du corps de #DisbonsoirKevin. Là résidait la différence entre l'amour et l'amitié.

Le lendemain à 16h, la chaleur était écrasante sur la rue de Belleville quand ils s'installèrent à la terrasse ombragée d'un café. Tim était détendu. Il était rare qu'il soit ouvertement anxieux.
-Elle nous a fait un chouette topo. Je l'aime bien, finalement.
#DisbonsoirKevin regarda Tim.
-Tu ne l'aimais pas au début ?
-Je ne sais pas, je crois que je n'arrivais pas à la cerner.
-Moi aussi, au début ça m'énervait un peu qu'elle « thérapise » tout. Mais finalement, Andy aimait bien venir la voir alors je me suis dit qu'après tout ce n'était pas ma psy, mais la sienne. Même si ça me fait bizarre de me dire que notre enfant vient de terminer sa première psychothérapie, à 5 ans et demi !
-Haha, oui pareil.
Ils levèrent leurs bières et trinquèrent à cette idée.
-Tu me diras si tu as besoin de vêtements ou de maillots de bain pour Arcachon, il y a des affaires chez moi qui peuvent te servir.
-Oui, je te dirai, mais je crois que ça va. Ma mère a acheté plein de trucs qu'elle nous a laissés là-bas.
-Et euh … Est-ce que Mathilde vient avec vous ?
-Oui, justement, je comptais te le dire aujourd'hui. Par texto ça ne me semblait pas très approprié.
-Okay.
#DisbonsoirKevin avait demandé à Tim par téléphone, trois mois plus tôt, qu'il lui transmette à l'avenir ce type d'information lui-même. Quand Andy, revenu des vacances de Pâques, lui avait appris nonchalamment que Mathilde avait passé la semaine avec lui, Tim, les parents de Tim, sa sœur, son frère et une partie de leurs nombreux enfants respectifs, dans cette grande maison de famille, #DisbonsoirKevin avait cru se prendre une lance dans l'estomac. Sonnée, sa première pensée avait été « Alors c'est vraiment fini ». Puis, encore abasourdie, la colère d'avoir pu être si fondamentalement ébranlée était montée en elle. Bien sûr que c'était « vraiment fini » ! Comment avait-elle pu croire le contraire ? Visiblement, une secrète partie d'elle-même s'accrochait encore à une forme d'exclusivité. Elle pensait naïvement que le domaine de la famille lui était encore réservé même si elle n'y était plus physiquement, et que cette nouvelle personne qui avait pris sa place dans les bras de Tim n'avait pas son droit d'entrée au sein de vacances aussi intimes que des vacances familiales. Mais elle avait tort, et le coup qu'elle venait de prendre le lui avait rappelé avec force. Elle avait été remplacée partout. D'ailleurs, quelques minutes après qu'Andy ait partagé cette information avec toute l'innocence de sa compréhension des relations humaines, #DisbonsoirKevin s'était fait la réflexion qu'il en était bien mieux ainsi. Au moins il n'y aurait plus d'ambiguïté dans sa pauvre tête, tout était fini entre eux et leur histoire entière appartenait au passé. Ne restait plus qu'à vivre avec cet « ex », avec qui il fallait bien qu'elle compose jusqu'à la fin de ses jours, comme on revoit un cousin dont on aurait été proche dans notre jeunesse, mais dont on s'est éloigné, l'âge adulte arrivant.


ETE I


Alors qu'elle serrait son fils dans ses bras avant de le coucher, #DisbonsoirKevin entendit la petite voix d'Andy lui dire qu'il l'aimait plus que son papa.
-Oh mon petit amour, tu ne peux pas dire ça. Je sais que tu nous aimes autant tous les deux.
Elle disait intentionnellement « autant » et pas « pareil », parce qu'elle ne voulait pas qu'il se sente gêné de ne pas pouvoir les aimer pareil, ce qui était impossible. Elle était sa mère et Tim son père, il avait avec chacun d'eux une relation différente, comme tous les enfants avec chacun de leur parent, et comme l'ont encore davantage les enfants de parents séparés. #DisbonsoirKevin se disait que « autant » était plus juste.
-Oui, j'aime papa, mais toi je t'aime un tout petit peu plus.
Il lui montrait un espace d'environ un centimètre entre son pouce et son index.
-D'accord, mon chat, et moi je t'aime plus que tout l'univers, tu es la personne que je préfère au monde.
-Mais j'aime aussi mon meilleur copain et mes copines, hein.
-Oui bien sûr, et moi j'aime aussi énormément mes amis, comme Adèle, par exemple, qui est ma meilleur amie, je la connais depuis quinze ans.
-Mais je voulais que ce soit Clémentine, ta meilleure amie.
-J'aime aussi beaucoup Clémentine, je la connais depuis dix ans et c'est une très bonne amie. Bonne nuit mon chat, à demain.

Le lendemain, alors qu'ils rentraient, main dans la main, d'un goûter chez une amie qui avait une fille du même âge qu'Andy, #DisbonsoirKevin savourait ce moment de douceur au milieu du week-end qu'elle passait avec lui.
-Oh je suis triste parce que je veux voir papa, il me manque !
-Eh bien ça tombe bien, tu vas le voir demain, il vient te chercher en fin d'après-midi.
-Moi je voudrais faire trois dodos chez papa, quatre dodos chez toi, puis quatre dodos chez papa et trois dodos chez toi. Je voudrais que ce soit pareil.
En début d'année, pendant un mois, le tout premier mois de garde partagée, ils avaient fait comme ça, et lui avaient bien expliqué le rythme des jours, qu'il répétait à l'envi à sa maîtresse et à tout ceux qui pouvaient ou non s'intéresser à la question. Comme un vrai petit soldat, prêt pour ce que la vie lui réservait, sans plus de remise en question, avec une bonne volonté sincère et émouvante. Mais c'était #DisbonsoirKevin qui avait demandé à Tim de changer un peu la répartition des jours pour qu'Andy soit un tout petit peu plus avec elle. Elle ne pouvait s'imaginer une vie où son fils ne passerait pas plus de temps avec elle, comme ça avait toujours été le cas depuis sa naissance. #DisbonsoirKevin travaillant à la maison, c'était elle qui l'emmenait et le cherchait à la crèche le plus souvent, s'occupait du bain, des courses, des repas, et des couchers le plus souvent aussi. Les amputer tous les deux brusquement d'une moitié de cette routine lui avait semblé un non-sens. Elle avait pris le parti de penser à la place d'Andy que c'était ce qu'il y avait de mieux également pour lui. Tim avait bien entendu accepté.
Et en ce samedi de juillet, après près d'un an de garde équivalent à un 60%/40%, Andy semblait se souvenir très clairement de l'arrangement qu'ils avaient eu pendant à peine quatre semaines il y avait une dizaine de mois de ça.
-On peut y réfléchir pour plus tard.
-Non, je voudrais que ce soit maintenant.
La discussion s'arrêterait là. #DisbonsoirKevin devait assurer l'enchaînement du soir, le bain, le repas, l'histoire et le coucher.

Deux heures après que le silence ait envahi l'appartement, #DisbonsoirKevin sentit dans son ventre la brûlure du whisky qu'elle buvait en fumant une cigarette à sa fenêtre et fut heureuse de constater qu'elle avait trouvé comment provoquer physiquement la sensation qu'elle avait dans les tripes depuis la fin d'après-midi.
Elle savait qu'Andy irait bien, quoi qu'il arrive, et qu'il ne fallait pas balayer ses prises de paroles comme s'il n'était qu'un subalterne ignorant dans sa propre existence, même si ce n'était pas à l'enfant de dicter ses règles, en termes de choix de garde comme en termes de respect d'autrui. S'il en exprimait l'envie de manière récurrente, leur garde partagée pourrait évidemment s'accorder davantage à ses besoins. Si ceux-ci étaient de vivre à moitié avec son père et à moitié avec sa mère, c'était probablement ce qui finirait par être mis en place. Mais #DisbonsoirKevin se sentait, elle, éviscérée, battue, volée. C'était une de ces situations où le bien-être de l'enfant, qui a pris son parti d'avoir des parents séparés et dont la blessure guérit plus vite que celle des adultes, prime sur lesdits adultes, et #DisbonsoirKevin savait qu'elle s'y plierai pour Andy s'il le fallait. Car elle ne doutait pas un instant qu'il en serait heureux.
Mais toute une construction mentale s'effondrait et brisait son cœur de mère. Dans cette image, Andy vivait avec elle, et allait quelques jours par semaine chez son père. Elle admettait que c'était une pensée injuste et déséquilibrée, mais il ne pouvait, tout simplement, pas en être autrement. Devant sa fenêtre, #DisbonsoirKevin, alors qu'elle n'avait pas pleuré depuis des semaines, sentit les larmes lui monter aux yeux en repensant à la famille unie qu'elle avait pensé pouvoir offrir à son enfant pour toujours. A ce dont Tim, en la quittant, l'avait privé, non pas dans le domaine de l'amour mais dans celui de sa relation avec son fils, qu'elle pensait immuable. Elle avait vécu avec lui tous les jours et toutes les nuits ou presque, depuis sa naissance, et brusquement il avait fallu qu'il en soit autrement, pour l'équilibre de cette personne de quelques années seulement. Et elle, adulte, devait ravaler son ras-de-marée de tristesse et accepter.
Ce que la garde partagée à une presque égalité lui avait permis de faire. Ce qu'une garde partagée en un strict 50/50 anéantirait. Elle sentit son être intérieur, qu'elle aurait qualifié d'âme, si elle avait dû donner une définition de ce genre de chose, se recroqueviller en une position de vaincu, abandonnant armes et volonté, repliant ses genoux sous son menton, attendant, soumis, dans la seule indifférence qui peut être atteinte après un trop plein de douleur et de déception, le sort qui lui serait réservé.


ETE II


Depuis que la chaleur de l'été avait envahi l'air environnant et que de tout son corps, elle sentait la lourdeur des particules de juillet, #DisbonsoirKevin éprouvait un sentiment étrange. Elle mit quelques jours à comprendre, mais fut saisie un soir, assise sur le rebord de sa fenêtre grande ouverte, à regarder, comme l'été précédent, du côté de la Seine-Saint-Denis -au lieu d'être tournée, comme pendant tout l'hiver, du côté de Paris, la fenêtre à moitié ouverte et sa main tenant la cigarette à l'extérieur- par la signification de son malaise.
La première boucle temporelle de sa nouvelle vie arrivait à terme. L'été et sa moiteur, l'été et ses fenêtres béantes, ses courants d'air dans l'appartement, le bruit des voisins résonnants entre les immeubles, l'été était revenu, et elle avait grandi d'un an. Assise à sa fenêtre douze mois plus tôt, #DisbonsoirKevin s'était sentie plus perdue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle avait aujourd'hui la certitude qu'elle faisait alors n'importe quoi. A cette période, elle se sentait plus instable qu'elle n'aurait jamais pu se l'avouer. En plus, et c'était peut-être le pire, cela ne se voyait pas. C'était une implosion sereine, étouffée, sans bruit. Son esprit faisait des milliers d'allers-retours à la seconde entre sa vie avec Tim, ses projections, son passé, son avenir, Andy, ses parents, son travail, son corps, sa réalité, sa disparition. Car elle avait eu l'impression de disparaître. Elle avait tourné comme une toupie déchaînée pendant six mois, après le départ de Tim. Travailler, chercher un appartement, vendre, acheter, déménager, s'occuper d'Andy, manifester une force et une résilience qui lui étaient comme un réflexe. Puis, en juillet, toutes ses affaires s'étaient retrouvées au même endroit, dans cet appartement, avec elle et Andy. #DisbonsoirKevin avait cessé de tourner, et comme la toupie, était tombée.
Retrouver les saveurs des nuits d'été ne lui apportait pas la joie qu'apporte habituellement la perspective de l'oisiveté estivale. Elle se rendait compte qu'elle s'était approprié l'hiver et le printemps, le premier étant arrivé en harmonie avec ses états d'âme et le second n'ayant pas la violence de tous ces corps découverts qui souffrent sous les rayons brûlants et l'air chargé de pollution. L'automne était doux, l'hiver, confortable, le printemps, prometteur, mais l'été … elle ne savait pas si elle était prête pour un nouvel été. Malgré l'eau qui avait manifestement coulé sous les ponts. Un anniversaire est toujours l'occasion de faire le bilan. Et le bilan, bien sûr, était qu'elle était toujours en vie, et qu'elle ne tournait plus. Elle ne s'était pas encore tout à fait relevée, mais sa position était invariablement plus proche de la station debout que l'été précédent. Cependant, #DisbonsoirKevin devait maintenant frayer avec l'ennui qui accompagne si bien les convalescences et les guérisons. Le coeur vide de douleurs cinglantes, la tête vide d'hommes à aimer ou même à désirer, les jours emplis d'Andy, de son travail, et de quelques amis, l'âme couverte des traces indélébiles de l'enfance, cicatrices contre lesquelles cette rupture l'avaient projetée, face la première. A elle de jouer maintenant, tout restait à faire, à comprendre, à régler. La lassitude et le vide constituaient son enveloppe de sagesse en cet été 2017. Une forme de non-souffrance qu'elle devait bien se résigner à accepter, et même apprécier, au regard du sentiment de folie et de perte qu'elle avait éprouvé un an plus tôt.


ETE III

-Allez, je suis arrivé en retard, je paye ma planche. Une mixte, ça te va ?
-Oui, oui.
Quentin entra dans le bar, dont #DisbonsoirKevin remarqua qu'il était spécialisé dans les produits corses.
-Alors, quoi de neuf ?
-Euh, pas grand chose. Et toi ? Ça s'est bien passé ton expo ? Tu es content ?
-Oui, je n'ai pas arrêté, le montage m'a pris un temps monstrueux, mais je suis content du résultat. Par contre ce soir je suis complètement lessivé, j'ai abusé ces derniers temps. Je fais une mini cure de detox, là, j'essaye de ne pas trop sortir et de me coucher tôt.
-Ah bon, parce que tu abuses souvent ? Alcool, coucher au petit matin, drogue etc ?
-Je ne prends pas de drogues, mais je bois beaucoup, oui, et je me couche très très tard. Je fais toujours comme quand j'avais vingt ans, sauf que de temps en temps, mon corps me lâche et je dois m'arrêter.
-Mais tu ne fais pas ça les jours où tu as ton fils.
-Ah si, même quand je l'ai. Je prends une babysitter.
-Mais … quand il se réveille à 7 heures alors ?
-Eh bien j'ai envie de crever.
Rien que d'imaginer cette situation #DisbonsoirKevin rêvait d'une retraite dans le Gers.
-Je suis incapable de faire ça. Moi je sors quand je n'ai pas Andy, ou exceptionnellement quand il y a un concert, ce genre de chose. Je déteste être fatiguée quand je suis avec lui, ça me gâche toute la journée, et tout le reste, le moral aussi.
-Oui, mais il faut sortir, c'est important ! Comment tu vas rencontrer des gens, sinon ?
-Mais je sors beaucoup quand même, je vois plein de gens. Avec la garde partagée, j'ai beaucoup de soirs de libres. Je dis facilement oui pour faire de nouvelles choses, voir des gens et des endroits que je ne connais pas.
-C'est comme ça que tu vas rencontrer des mecs, pas autrement.
-Je sais !
Ce discours d'émission de télévision était étrangement répandu parmi des gens que #DisbonsoirKevin aurait pourtant cru plus fins que ça.
Mais déjà Quentin passait à autre chose.
-Tu as quoi de prévu pour les vacances ?
-Je vais partir quelques jours à Biarritz avec mon fils et sa marraine, puis quelques jours dans un camping dans le Périgord, seule avec lui. A part ça, j'irai aussi en Alsace chez ma mère. Je ne pars pas à l'étranger, mais ça me va. Et toi ?
-Je vais passer quelques jours chez des potes avec mon fils, puis peut-être au Kazakhstan avec ma copine.
-Avec qui ?
-Ma copine.
-Tu as une copine ?
-Oui.
-Depuis combien de temps ?
-Un mois, un mois et demi.
-Et elle est où, là ?
-Au Liban, pour l'anniversaire d'une amie. J'espère qu'elle ne me trompe pas.
-Pourquoi tu dis ça ?
-J'ai terriblement peur d'être trompé et abandonné. Moi je n'ai jamais trompé personne, et ce n'est pas maintenant que je vais commencer.
-Hm. Mais en attendant, tu acceptes d'aller boire un verre avec une fille que tu connais à peine et qui te relance de nulle part après des mois sans nouvelles ?
-Oui, pourquoi pas ?
-Ben … quand tu témoignes ce genre d'attention à quelqu'un, en général tout le monde sait pour quelles raisons tu le fais. C'est tacite. Là, tu brises tout un langage en faisant ça avec désinvolture et en te pointant alors que tu n'es pas libre !
-Je ne vois pas en quoi c'est un problème. Ça me faisait plaisir de boire un verre avec toi, c'était drôle la dernière fois qu'on s’est vu, point. On peut faire ça sans avoir d'idée derrière la tête, non ?
-Non !! Non, on ne peut pas. Maintenant qu'on y est, c’est pas grave, on mange une bonne charcuterie corse et on a de quoi causer, mais foncièrement, c'est une perte de temps. Des deux côtés.
-Carrément ?
-Des amis, j'en ai, toi aussi. Si je t'appelle, c'est pas pour qu'on échange sur nos visions de la vie et nos profs de CM2. Normalement, c'est compris en sous-texte par les deux parties au moment d'accepter le rendez-vous.
-Wouaw, je ne sais pas quoi te dire … Je suis désolé ?
-Non mais d'accord, c'est pas grave. Je suis contente de te voir. Tu es toujours un peu un connard, mais c'est plutôt divertissant.
-Ah, quand même ! C'est à toi ça, ou à moi ?
Il avait partagé avec religion chaque bout de fromage afin qu'elle et lui en aient exactement la même quantité.
-A toi, et tu peux prendre le reste aussi, j'ai plus faim.
-Merci. Et sinon, à part ça, tu as des projets ?
#DisbonsoirKevin s'accorda quelques secondes de réflexion.
-Oui. Aller mieux.
-Ah oui ?
-Mais ça va déjà mieux que la dernière fois qu'on s'est vus.
-Ah, ça n'allait pas ?
-Non … pas trop. Mais dernièrement, j'ai fermé une deuxième boucle. Cet hiver ça faisait un an qu'on s'était séparés, et cet été ça fait un an que je suis dans mon appartement. Il y a plusieurs choses qui sont enfin derrière moi, et même si je ne suis pas encore tout à fait guérie, ça commence à aller bien mieux.
-Tu ne devrais pas t'alourdir avec des commémorations bidons, comme ça. C'est inutile et ça empêche d'aller de l'avant.
-Mais je ne fais pas exprès, tu es marrant. C'est comme ça que je ressens les choses. Tout le monde ne se remet pas aussi bien que toi des ses ruptures !
-Pourquoi tu dis ça ?
-Parce que la dernière fois que je t'ai vu, tu venais de te séparer d'une fille avec qui tu étais pendant trois ans et dont tu étais très amoureux, c'est ce que tu m'avais raconté. Tu étais sorti avec elle pas longtemps après la séparation d'avec la mère de ton fils, déjà. Et aujourd'hui j'apprends que tu es avec quelqu'un, moins de six mois après cette rupture qui t'avait pourtant beaucoup fait souffrir. Donc on peut dire sans trop se tromper que tu te remets assez vite de tes séparations.
-Hm, oui, si tu veux. Mais je suis sincère à chaque fois !
-J'en doute pas. C'est seulement qu'on est différents. Moi il m'a fallu un peu plus d'un an rien que pour réparer suffisamment mon ego. Maintenant je peux enfin envisager de coucher avec quelqu'un sans qu'il soit éperdument amoureux de moi, ou sans que je tombe amoureuse de lui, ce qui m'ouvre quand même plus de perspectives qu'avant. Même si en pratique, ça ne change pas grand chose.
-Tu ne t'es pas « remis en selle », comme on dit ?
-Tout de suite après la séparation, si, mais plus depuis un bon moment.
-Eh bien, il faut s'y mettre !
-C'est ce que je fais ! Regarde, je t'ai appelé, ce soir.
-Ah oui, mais désolé, mauvaise pioche.
-J'ai remarqué.
Quentin acquiesça en finissant le fromage de brebis pendant que #DisbonsoirKevin laissait son regard se promener sur les passants de la rue du Faubourg Saint-Denis.
-Je vais rentrer.
-Déjà ? Comme tu veux. Tu ne veux pas aller boire un cocktail ?
-Non.
-Bon, d'accord.

Ils passèrent devant le bar où elle lui avait posé ses questions quelques mois plus tôt. En cette soirée d'été, il faisait encore clair malgré l'heure avancée et elle s'aperçut qu'il était en face d'un bar où elle allait souvent. Elle n'avait pas du tout reconnu l'angle de la rue du Château d'Eau, en pleine nuit, sous le vent de ses émotions. Ce soir au contraire, tout était limpide.
-Je suis frustré quand même, j'avais envie d'aller boire un autre verre. Je suis un vrai alcoolique.
-Tu me dis ça parce que tu veux continuer de boire et que moi je suis la compagnie, c'est ça ?
-Hm, oui.
-Eh bien moi je croyais que ce soir j'allais peut-être pouvoir coucher avec toi, alors je suis frustrée aussi, tu vois. Donc je rentre.
-Okay, c’est de bonne guerre.
-Salut.
-Salut, bonne euh …
-Bonne continuation, c’est ce qu'on dit dans des cas comme celui-là.
-Haha, ouais, bonne continuation !